Le 22 novembre dernier, le Escher Theater proposait La Plus Précieuse des marchandises, conte écrit en 2019 par l’écrivain et auteur dramatique Jean-Claude Grumberg, fils et petit-fils de déportés qui, dans ses récits et pièces de théâtre, tisse des liens avec son histoire familiale. Adapté et mis en scène par Charles Tordjman qui a revisité plusieurs de ses pièces – on se rappelle de Vers toi terre promise au Grand Théâtre –, le conte est porté par deux merveilleux comédiens, Eugénie Anselin et Philippe Fretun, fidèle de Charles Tordjman.
« Il était une fois… », le spectacle commence avec cette formule magique mais tout de suite le spectateur comprend qu’il en ira autrement car nous savons tous que le conte s’appuie « sur des faits réels, des personnages réels, une catastrophe réelle » (Charles Tordjman), qu’il est ici question de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, de la déportation et de l’holocauste. Et si à la fin du récit, l’auteur conclut « rien de tout ceci n’est vrai », nous savons que le train qui habite La Plus Précieuse des marchandises a pour destination, Auschwitz.
Si ce conte évoque la barbarie des hommes, il fait aussi appel à la vie et à l’humanité, à l’amour et à la transmission comme contrepoids à l’horreur et à ses terribles résurgences. La Plus Précieuse des marchandises est un conte à la fois noir et lumineux, tragique et merveilleux, effrayant et rassurant. On navigue tout au long du spectacle avec des émotions ambivalentes, passant de l’univers du conte à l’Histoire convoquée, entre ce que l’on découvre sur scène et ce que l’on sait du passé.
Quelque part dans une forêt, où régnaient grande faim et grand froid, vivaient un pauvre bûcheron et une pauvre bûcheronne. Celle-ci regardait passer le train qui, chaque jour, lui adressait des messages, boules de papier froissées qu’elle ne pouvait déchiffrer, elle qui ne savait ni lire, ni écrire, mais qu’elle gardait près de son cœur. Un jour la pauvre bûcheronne réceptionna un paquet enveloppé d’un linge « tissé de fils d’or et d’argent » à l’intérieur duquel elle découvrit une petite fille qui fit instantanément son bonheur, elle qui n’avait pas eu d’enfant. Elle la protégea de la horde des chasseurs qui rôdaient dans la forêt et ira à la recherche de l’homme des bois pour négocier le lait de sa chèvre. Elle élèvera cette petite de la tribu des « sans-cœur » comme sa propre fille et pauvre bûcheron, qui d’abord la rejetait, finira par s’attendrir et la défendre lui aussi. La petite Rose, séparée de son jumeau, avait été abandonnée là par son père, nous dit l’histoire, alors que le lait manquait pour la famille embarquée dans le train de la mort… De nouveau en marche, le père, seul survivant de la petite famille, croisera le chemin de la petite…
Dans une mise en scène forte, simple et subtile, Charles Tordjman fait du conte de Grumberg un merveilleux spectacle et en révèle toute la poésie. Sur le plateau, Eugénie Anselin et Philippe Fretun sont à la fois narratrice/narrateur et personnages, parfois aussi musicienne/musicien (violon et clavier). Ils jouent avec justesse et bonne distance, donnant une belle profondeur aux personnages qui évoluent dans un décor où tout est naturellement et superbement suggéré – la scénographie est signée Vincent Tordjman. Le plateau est habité uniquement de quelques éléments : une grande structure métallique posée au sol qui rend précaires et fragiles les déplacements des comédiens, une machine à coudre qui s’illumine et s’anime en mode rafales, une rangée de rondins de bois faisant penser à la voie ferrée et qui se transformera au gré de l’histoire.
Dans le fond de la scène, un écran donne vie à des séquences dotées d’une vraie présence. On y retrouve par intermittence la comédienne Julie Pilod (qui nous conte l’histoire du père de Rose). On y voit défiler les paysages de la forêt. Les images (en noir & blanc ou dans des couleurs expressives et contrastées) sont déréalisées, floues ou déstructurées et d’une inquiétante étrangeté. Les lumières de Christian Pinaud participent de cette atmosphère onirique où clairs et obscurs se répondent en de beaux tableaux scéniques tandis que la création sonore de Vicnet fait surgir des espaces pluriels, magiques et fantastiques.
La Plus Précieuse des marchandises de Grumberg/Tordjman, un conte pour dire la nécessité de résister et de vivre, plein de beauté, de poésie et d’humanité !