Sam Tanson a commis l’indélicatesse de dire de ces choses qui ne se disent pas ; du moins pas devant 230 fidèles membres des Verts : « François Bausch était durant les dernières 25 années la force motrice, la tête pensante, le stratège et l’idéologue. Il était le père de ce parti. Félix Braz a un peu repris la barre de notre père. Il est l’avenir de notre parti : plutôt intelligent, absolument déterminé et éloquent. » Bausch, le regard baissé, restait muet. Sous les toits de l’abbaye Neumünster, les Verts grisonnants, réunis pour célébrer et clore ensemble la fin d’une plus ou moins longue tranche de vie, n’étaient pas amusés. Or c’est un fait : esthétiquement et politiquement, dans la photo de groupe des jeunes libéraux dynamiques Bettel et Schneider, le quadra Braz cadrait mieux.
Deux jours avant le congrès des Verts entérinant leur entrée au gouvernement, Joseph (« Jup ») Weber, de son exil canadien, avait mis en ligne une vidéo dans laquelle il crachait son venin contre le « Lidderhanes » (Braz) et le « Ticketsknipsert » (Bausch). Ce que cet infatigable égocentrique ne voulait voir, c’est que, historiquement, l’entrée au gouvernement des Verts venait de lui donner raison. Car c’était lui qui avait été le premier à sentir le vent tourner dans les années 1980, et à avoir misé sur le libéralisme économique. C’était lui aussi qui, en 1991, avait recruté le jeune étudiant en droit Felix Braz comme attaché parlementaire, pour se concentrer exclusivement sur le jeu parlementaire, embrassant ainsi pleinement la logique institutionnelle.
L’autre grand artisan de cette coalition est François Bausch, même s’il lui avait fallu une décennie de plus pour amorcer le tournant libéral. « Sur les derniers trente ans, tout comme la société, j’ai lentement évolué, mais je garde toujours les mêmes buts », assure le nouveau ministre du Développement durable et des Infrastructures. Le soir des élections, pétrifié, il avait assisté à la projection des résultats dans la discothèque Melusina et pensait devoir dire adieu à ses ambitions ministérielles. Mais l’échevin devenu ministre siégera au gouvernement sous son bourgmestre devenu son Premier ministre. Il aura attendu longtemps, et il sera le seul de la génération des fondateurs à accéder aujourd’hui au pouvoir. Cela le rend un brin nostalgique : « Aujourd’hui, les gens qui entrent en politique, s’engagent à partir d’un sujet particulier. Ce qui manque, c’est le fond politique. Et cela, je le regrette, aussi pour les Verts. Le background politique qu’on avait dans les années 1970, et qui était transporté par les mouvements sociaux de masse, fait défaut aujourd’hui. » Et de se rappeler le gouvernement de 1974, qui aurait été porté au pouvoir grâce à « l’élan par en bas ».
Carole Dieschbourg, la nouvelle ministre de l’Environnement, parle beaucoup de développement régional, de sections locales (celle d’Echternach) et du projet européen Leader Mëllerdall. Lors de ses études d’histoire et d’allemand à Trèves, elle dit avoir été motivée par l’expérience de la coalition rouge-verte (Schröder-Fischer), qui lui aurait montré « qu’on pouvait changer beaucoup de choses ». « Carole est cool, la force tranquille », disait d’elle Sam Tanson au congrès. Or Dieschbourg semblait plutôt inquiète et anxieuse à l’idée de devenir ministre. Elle promettait de vouloir d’abord « s’informer le plus possible » sur ses ressorts et de s’y avancer « peu à peu » en écoutant « ce que disent les fonctionnaires »
Elle sera surtout à l’écoute de Camille Gira, secrétaire d’État qui fera fonction d’agent de liaison entre Bausch, Dieschbourg et leurs administrations respectives. Ce sera aussi à Gira d’aller vendre aux responsables communaux les plans directeurs sectoriels que Bausch promet pour 2014. L’éternel maire de Beckerich dit vouloir retenter l’expérience communale au niveau national : « En trente ans, j’ai transformé une commune rurale archi-conservatrice en une commune durable, moderne et tournée vers l’avenir ». À Gira, la référence à la politique communale vient comme un réflexe : « le conseil des ministres devra fonctionner comme un conseil échevinal » dit-il. Et d’ajouter : « Ce ne sera pas simple, car l’organisation verticale est très prononcée dans les têtes des politiques et des hauts-fonctionnaires ». Son rôle s’apparentera à celui de chef de cabinet politique, souhaité par les Verts, mais refusé par leurs partenaires de coalition.
À l’inverse de la première alternance de la Cinquième république en 1981 sous Mitterrand, qui avait vu des syndicalistes, instituteurs et militants engagés dans les mouvements sociaux faire leur entrée dans les cabinets ministériels, les Verts luxembourgeois, qui au sein de l’appareil d’État disposent d’un réseau très faible, devront composer en large partie avec les grands commis de l’État en place. Pour l’instant, les ministres verts se veulent rassurants : « Je pense que ni le ministère de l’Environnement, ni celui des Bâtiments publics ou des Transports ne sont infiltrés par des soldats de partis, dit Gira. Il me semble que ce sont tous des fonctionnaires très consciencieux. »
Les Verts ont réussi à occuper les postes ministériels sur les ressorts « qui font notre fonds de commerce » se réjouit Bausch. Restera à voir si les promesses vertes en matière écologique pourront être tenues face aux impératifs économiques et financiers. « Il y a une contradiction entre intérêts environnementaux à long terme et intérêts économiques à court terme, qu’on ne pourra évidemment jamais résoudre, concède Bausch, mais on peut l’amortir ». Le beau rôle reviendra sans doute à Felix Braz qui s’engagera sur des dossiers peu coûteux, mais à haute valeur symbolique ajoutée comme le mariage gay, la séparation de l’Église et de l’État ou l’avortement. Sur l’audimètre au congrès des Verts, ces sujets ont fait un tabac. Tout comme, à la surprise de la direction du parti, l’évocation de la réglementation de la profession d’ostéopathe. À force de flexibilité politique, les Verts risqueront d’en avoir besoin.