« A horse! a horse! my kingdom for a horse! » s'exclama Richard III chez Shakespeare. Chez Bernard Baumgarten, Arndt von Bohlen und Halbach, lui, serait éventuellement prêt à donner la moitié de sa fortune à la fin de sa vie, non pas pour un cheval mais pour un peu de bonheur. « C'est la malédiction de l'argent, » s'explique-t-il son grand malheur, vers la fin de la pièce, après s'être tu durant presque une heure, et que l'argent lui pèse comme à d'autres la pauvreté. Beau mythe que le chorégraphe Bernard Baumgarten et son dramaturge Konrad Oktavian Knieling illustrent dans Pseudo : Krupp - Ein Tanzstück, la pièce qu'ils viennent de monter au Théâtre municipal d'Esch-sur-Altzette, co-produite avec TDM - Théâtre dansé et muet (voir aussi d'Land 37/01).
Arndt von Bohlen est mort au milieu des années 1980, esseulé, défiguré par un cancer et malheureux. Mais sa vie aura été scintillante, insouciante, arrosée de cocaïne et de champagne : il était le dernier descendant de la dynastie des Krupp, gros industriels de la sidérurgie allemande, ayant substantiellement contribué avec leur acier aux deux guerres mondiales du dernier siècle. D'ailleurs Arndt n'aura jamais vraiment connu son père, condamné pour crime de guerre à Nuremberg et emprisonné quand son fils n'était encore qu'un gosse.
La mère par contre est omniprésente, étouffante même. « Mamma war immer dabei ! » s'exclame, ennuyé, un des amis de Arndt. Amis qu'il s'achetait pour être sûr de n'être jamais seul. Homosexuel notoire, Arndt avait néanmoins épousé Henriette von Auersberg, « pour ma descendance et ma famille, » comme Sascha Ley, qui l'incarne, l'explique sur scène.
Pseudo : Krupp est une pièce hybride, combinant danse, musique jouée en direct et théâtre classique. Se basant sur la biographie que Hanns-Bruno Kammertöns a écrit sur Arndt von Bohlen, Bernard Baumgarten et Kondrad Oktavian Knieling ont gardé quelques citations pour le situer, des phrases que les proches disaient sur Arndt ou les descriptions qu'il donnait de son propre mal-vivre. Et, au-delà de l'intérêt limité du personnage historique en soi, c'est le texte qui pose le problème majeur : hyper-naïf, sans aucune qualité littéraire, il est en plus récité face public, ce qui gêne le spectacle si fluide par ailleurs.
C'est tellement dommage, car il y a, dans Pseudo : Krupp, des moments de danse formidables. Quand la mère, Eliane Hutmacher, par exemple, se perd dans sa rage auto-destructrice dans les eaux peu profondes de la piscine, sur le toit de la villa à Marrakech, qu'elle lutte contre un spectre, contre soi-même, c'est sublime et opprimant à la fois. Ou des moments de fragile intimité dans le trio Arndt (superbe Gunther Johannes Henne, diaphane) - sa femme (Sascha Ley, qui se mue en danseuse combinant grâce et force) et son amant (Gianfranco Celestino, également très bon pianiste). Quand ils tentent de se rapprocher, de vivre normalement, les danseurs bougent avec des mouvements saccadés, comme secoués par la douleur, toujours près de la chute. Ce n'est que durant les white parties, lorsque la cocaïne est consommée en kilos, que les mouvements deviennent synchrones, que le groupe se soude.
Et il y a des images si belles et si émouvantes dans un décor sobre très réussi, aux formes géométriques : les réverbérations de la lumière sur l'eau, projetées sur les écrans alentour, ou Arndt dans son incroyable costume de homard qui s'élève sur scène dans une lumière rougeoyante aux sons de « Deutschland, Deutschland über alles »...
Bernard Baumgarten voulait montrer l'ennui et la vanité de la high-society qui n'a d'autres problèmes que la définition du code vestimentaire de la prochaine soirée. On cherchera - et trouvera - forcément des parallèles avec le Luxembourg, où des membres du parti libéral passent des journées stressées à trouver le costume le plus voyant pour le prochain bal masqué d'un des leurs.
Mais psst !: ce mythe qui veut que les riches sont forcément malheureux : ce n'est que de la propagande ! On vit toujours mieux avec beaucoup d'argent que sans argent du tout.
Pseudo : Kupp - Ein Tanzstück, de Bernard Baumgarten et Konrad Oktavian Knieling, avec Gianfranco Celestino, Gunther Johannes Henne, Eliane Hutmacher, Sascha Ley et Francisco Javier Orjales-Mourente ; costumes : Ulli Kremer ; lumière : Thomas Hinterberger ; décor : Baumgarten, Knieling, Hinterberger ; directrice de la production : Martine Brosius-Rothwell. Dernière représentation : ce soir, 5 octobre à 20 heures au Théâtre municipal d'Esch-sur-Alzette ; téléphone pour réservations : 54 09 16.