Certains la décrivent comme un « nouveau paradigme ». D’autres parlent d’une « nouvelle discipline ». Pour d’autres encore, c’est un des mots-clés les plus « chauds » dans la médicine depuis le début du XXIe siècle.1 Cette nouvelle star, c’est la médecine translationnelle. Ses promesses : mieux traiter des maladies comme le cancer du sein, la maladie de Parkinson, le diabète, les problèmes d’obésité, etc.
L’idée essentielle de la médecine translationnelle est de créer des liens : des liens entre recherche fondamentale et recherche clinique ; entre le laboratoire de recherche et le lit d’un patient dans un hôpital. D’aller « from bench to bedside ».
Bref exemple d’une trajectoire : la maladie du sang dite Maladie de Vaquez produit une prolifération anormale des globules rouges ; des chercheurs découvrent la mutation génétique responsable ; on élabore un test de diagnostic de la maladie et on identifie la protéine qui peut devenir une cible thérapeutique ; un médicament pourrait voir le jour. D’un gène dans un laboratoire, on peut donc passer à un test pour un diagnostique et, peut-être un jour, à un médicament pour une thérapie.
Autre exemple : en clinique, on observe un nombre variable de rechutes pour le cancer du sein ; on tente de prédire par des marqueurs biologiques les gens à risque afin de traiter par chimiothérapie seulement ceux-ci ; on développe une « signature génomique prédictive » pour la maladie.
Les défenseurs de la médecine translationnelle partent toujours du même constat : les liens qui existent entre les laboratoires et les hôpitaux posent problème, ils sont soit trop lents, soit trop longs, soit trop coûteux. Trop lents, puisque le laps de temps entre la découverte d’une nouvelle molécule ou d’une nouvelle thérapie et le moment où celle-ci est effectivement utilisée dans la pratique est de plusieurs années. Trop long, puisqu’il faut parcourir plusieurs disciplines, institutions, professions, etc. Trop coûteux, puisque le développement d’une molécule coûte des millions. (Notons qu’environ cinq pour cent des nouvelles molécules sont finalement mises sur le marché.)
Le but affiché est donc de mieux comprendre les maladies et de découvrir ou d’améliorer les approches diagnostiques (quelle maladie ?) ou thérapeutiques (quel traitement ?) pour les patients. À cet effet, on s’efforce d’utiliser les connaissances de la recherche pour produire des médicaments, outils ou traitements pour mieux soigner les patients.
Il y a, grosso modo, deux fins : améliorer la santé et gagner de l’argent avec des connaissances biomédicales. Les deux sens du terme translationnel sont donc d’aller « from bench to beside » (vers la pratique médicale) et vers le marché (de traduire des savoirs en commodités et produits marchands).2
Pas de surprise, la médecine translationnelle se développe surtout aux États-Unis. C’est le National Institute for Health qui a lancé l’intérêt en la matière (par sa Roadmap for Medical Research en 2003) et qui a établi des centres de recherche translationnelle pour assister les scientifiques à traduire de nouveaux produits de la paillasse vers une utilité clinique. Cette assistance est multiple : études de laboratoire pour comprendre le mécanisme d’action d’une thérapie ; synthèse préclinique de médicaments et tests de toxicité, etc.
En Europe une partie des six milliards d’euros que la Commission européenne dépense pour la recherche en santé y sont dédiés et des centres se créent en Allemagne, en France, en Angleterre, etc. (En France, par exemple, on a vu : la création de Centres d’investigation clinique, la création du Laboratoire de recherche translationnelle à l’Institut de cancérologie Gustave Roussy, la création d’unités de recherche, le lancement de formations pour médecins par l’Institut national du cancer et du Prix Servier de médecine translationnelle, etc.)
À côté de la création d’institutions, des journaux dédiés spécifiquement à la médecine translationnelle voient le jour : comme le Journal of Translational Medicine (en 2003), le Journal of Cardiovascular Translational Research (en 2008), ou encore Science Translational Medecine (en 2009).
La médecine translationnelle est un objet émergent. Il n’y a, pour l’instant, pas de définition claire et unique et ceux qui développent des programmes de recherche éprouvent souvent des difficultés pour définir les objectifs et les compétences à développer.3 Des questions se posent aussi sur le cadre juridique, éthique et pratique ; sur les ressources matérielles et humaines ; sur la nécessité de formations ; sur le recrutement et la promotion de chercheurs.4
Certaines critiques se font déjà entendre : que la médecine translationnelle serait seulement une mode, qu’elle ferait diverger les financements de la recherche, qu’elle serait de moindre qualité que la « vraie science ».5 D’autres estiment que cela fait des années déjà qu’on fait des travaux de ce genre. Pour d’autres encore le « bench to bedside » est une mauvaise dénomination puisqu’il s’agit d’une approche beaucoup plus itérative avec un jeu constant entre différents acteurs.6 Une critique importante – qui semble aussi valable pour le Luxembourg – est que l’on néglige trop souvent la trajectoire « from bedside to bench », même si dans les discours des politiques ou scientifiques on prétend toujours s’y intéresser.
Les auteurs du livre Biomedical Platforms (Keating et Cambrosio) remarquent que cela fait un certain nombre d’années qu’on voit l’émergence d’une nouvelle configuration institutionnelle et matérielle qui tente d’entrecroiser la biologie et la médecine (par des « plateformes biomédicales »), mais que cette nouvelle configuration n’a pas eu besoin d’attendre l’invention du terme médecine translationnelle.
Même au Luxembourg on suit cette mode depuis quelques années maintenant. En 2007 la médecine translationnelle fut signalée comme une des priorités en matière de recherche par le Fonds national de la recherche. Dans son rapport Foresight, qui détermine les priorités de recherche nationales, on lit : « It is necessary to establish translational biomedical research programs consisting of multidisciplinary teams which foster the collaboration between scientists, engineers and clinicians and hence accelerate the translation of basic research concepts into clinical application. […] Luxembourg research in this area should therefore aim to bridge between fundamental research, clinical application and public health and technology transfer ».
Au Luxembourg, c’est notamment au sein du CRP-Santé qu’on s’intéresse à la médecine translationnelle : par exemple au Laboratoire de recherche cardiovasculaire, autour de la caractérisation des mécanismes responsables de la survenue de l’insuffisance cardiaque et au Labora-toire d’hemato-cancérologie expérimentale, où l’on essaye de mieux comprendre, diagnostiquer et traiter certains cancers. À l’Université du Luxembourg, c’est au sein du nouveau Luxembourg Centre for Systems Biomedicine que l’on vient de se lancer dans des collaborations sur la maladie de Parkinson, les metabolomics et la « disease network analysis ».
À long terme, le gouvernement luxembourgeois veut créer un environnement propice pour la création de spin-offs biomédicales et pour attirer et faire émerger une nouvelle industrie biomédicale au Luxembourg. C’est ambitieux, puisqu’on part presque de zéro : les capacités dans le secteur public et dans le secteur privé sont particulièrement faibles dans ce domaine (jusqu’en 2007, par exemple, il n’y avait aucun chercheur impliqué dans la médecine translationnelle au Luxembourg).7 C’est ambitieux, aussi, puisqu’au Luxembourg de vraies collaborations – que ce soit entre chercheurs, entre producteurs et utilisateurs de savoirs, ou entre le secteur privé et le secteur public – font souvent défaut.
Nombreux sont les obstacles et les barrières qui rendent difficiles les traductions entre la paillasse du chercheur et le lit du malade. La médecine translationnelle est souvent « lost in translation ». Mention-nons quelques-uns de ces obstacles : la difficulté de passer d’un modèle (animal, in vitro) à l’humain ; le fait qu’une maladie n’est pas un objet simple, mais hétérogène et complexe ; des considérations éthiques et pratiques ; des barrières linguistiques et culturelles entre chercheurs et praticiens ; le fantôme des OGM qui nous hante toujours et rend difficilement acceptable des procédés génétiques. À ces problèmes s’ajoutent des problèmes financiers et légaux, d’échantillons qui ne sont pas adéquats, d’un manque de personnes qualifiées, de banques de données qui ne sont pas compatibles, d’un manque de support, etc.8
L’auteur du livre Inventer la Biomédecine (J-P. Gaudillière) parle même de la « discontinuité du biologique et du médical » : « Entre l’univers contrôlé des systèmes expérimentaux et la variabilité des corps ; entre les modèles et ce dont ils sont censés être les modèles ; entre la relative facilité de la découverte étiologique et l’effroyable complexité de l’innovation thérapeutique […] ».
Pour remédier à cette discontinuité, des médiateurs, dont les « scientifiques-cliniciens », sont cruciaux.9 La personne idéale pour faire de la médecine translationnelle est quelqu’un avec une double formation : dans le soin de patients et dans la recherche de laboratoire.10 Ces scientifiques-cliniciens – dont le rôle reste à être clarifié et légitimisé11 – peuvent remédier à certains problèmes de traduction puisqu’ils parlent deux « langages », celui de la recherche et celui de la pratique clinique.
La médecine translationnelle est bien plus qu’une simple question de savoir comment traduire des savoirs. Ce n’est pas vraiment une nouvelle discipline ou un nouveau paradigme. C’est une focale sur les multiples liens et barrières qui existent entre la paillasse du chercheur et le lit d’un patient. C’est une volonté qui se heurte aux discontinuités – disciplinaires, organisationnelles, linguistiques, culturelles, temporelles et politiques – entre la biologie et la médecine. C’est un objet qui se situe entre des mondes, un objet à la fois politique, économique, biologique, médical, culturel et éthique.