Vernissages

Les lieux d'art et leur public

d'Lëtzebuerger Land du 22.03.2001

On sait que l'art représentatif de notre temps ne mobilise pas les foules et n'est prisé que par une frange des amateurs. En revanche, un beaucoup plus grand nombre de gens s'enthousiasme pour l'art ancien, la peinture classique, l'impressionnisme et les artistes célèbres du XXe siècle (Dalí, Matisse, Picasso, ...) que nos musées ne possèdent pas. Les considérations suivantes porteront sur le public attiré par l'art moderne et contemporain exposé au Luxembourg.

 

Des statistiques généralement peu fiables

 

L'attention prêtée à la culture peut être définie de différentes façons ; les enquêtes entreprises à ce sujet reposent parfois sur des méthodes incompatibles ; la signification attribuée aux résultats obtenus varie considérablement selon la qualification et le sérieux des commentateurs. Toutes les études montrent par ailleurs que les personnes interrogées ont tendance à exagérer fortement l'intérêt qu'elles accordent à la culture, de sorte que les déclarations recueillies ne correspondent bien souvent pas aux comportements réels. 

Pour ce qui est de l'art moderne et contemporain, la fréquentation des musées donne une indication très incomplète de la participation culturelle du public. En effet, ce critère ne tient pas compte de l'intérêt pour les expositions dans les galeries et les établissements bancaires ou organisées par les associations et groupes d'artistes. Or, les statistiques officielles ignorent ces activités. De surcroît, la seule institution culturelle luxembourgeoise consacrée aux créations contemporaines - le Casino Luxembourg - est un centre d'art, de sorte que ses visiteurs ne sont pas comptabilisés dans les chiffres de fréquentation des musées d'art. C'est dire que les statistiques sur les pratiques culturelles doivent être interprétées avec prudence.

Au Luxembourg, il existe peu de données chiffrées sur l'importance et le profil des visiteurs des lieux d'art actuel. Les rapports d'activité du ministère de la Culture publient des indications sur les visiteurs du Musée national d'histoire et d'art (MNHA). Mais ces chiffres concernent toutes les sections du musée (archéologie, numismatique,...) et pas seulement les beaux-arts. En outre, avant 1996 le MNHA occupait le même bâtiment que le Musée national d'histoire naturelle.

Ces réserves étant faites, signalons que le nombre des visiteurs du MNHA s'élevait en 1996 à 47 532, en 1997 à 49 757 - dont près de 20 000 pour la seule exposition Trésors d'Ukraine - et en 1998 à 94 500 personnes. La forte augmentation en 1998 résulte de l'organisation au MNHA pendant cette année d'une partie de Manifesta 2 et de l'exposition L'école de Paris ? 1945-1964. Dans la deuxième moitié de 1999, ce musée a été fermé pour rénovation.

L'étude de John Myerscough sur l'impact de Luxembourg 1995, ville européenne de la culture fournit des renseignements détaillés sur le nombre, le profil et les réactions du public ayant à cette occasion fréquenté des expositions d'art. Bien que ce rapport, réalisé sur demande du ministère de la Culture et de la Ville de Luxembourg, concerne uniquement l'année 1995, il paraît utile de rappeler quelques-unes de ses conclusions. Pour ce qui est du succès des expositions d'art, Luxe, calme et volupté, avec 61 869 visiteurs, vient de très loin en tête. Cette exposition montrait des oeuvres néo-impressionnistes d'une collection suisse. En revanche, seulement 12 115 personnes sont allées voir l'excellente exposition d'art contemporain classique Main Stations, et 7 693 ont vu Fleurons du Van Abbemuseum d'Eindhoven, qui pourtant constituait la première grande exposition d'art contemporain au Luxembourg.

À peine 34 pour cent du public des expositions étaient des résidents du Luxembourg. La majeure partie des visiteurs étrangers étaient des Belges, suivis des Allemands. Parmi les expositions d'art, les touristes préféraient les Tapisseries flamandes, alors que les résidents du Luxembourg appréciaient surtout les photographies d'Edward Steichen. Un pourcentage élevé (53 pour cent) des jeunes résidents de quinze à 24 ans ne se montrait pas intéressé par les événements de l'année culturelle. Seulement huit pour cent des touristes trouvaient que la ville de Luxembourg méritait le statut de lieu culturel.

C'est sans aucun doute le Casino Luxembourg qui publie les statistiques les plus détaillées et les plus significatives. En effet, la fréquentation de ce centre d'art est ventilée pour chaque exposition et pour chaque exercice, par moyenne journalière, entrées payantes, pourcentage des scolaires. L'exposition jusqu'à présent la plus visitée a été Manifesta 2, avec 10 000 visiteurs (pour le seul Casino), dont 72 pour cent d'entrées payantes. En 1997, le nombre total des visiteurs s'est élevé à un peu plus de 14 000 et en l'an 2000, il dépassait légèrement les 19 000. La majorité des visiteurs payants du Casino viennent de l'étranger.

Le dossier établi pour le compte du ministère de la Culture, et diffusé au début de 1998 comme Livre blanc de l'infrastructure culturelle du Luxembourg, comporte des estimations sur la fréquentation future des deux musées d'art. En ce qui concerne le Musée national d'histoire et d'art, la moyenne de fréquentation annuelle visée est fixée à 70 000 visiteurs. Quant au Musée d'art moderne Grand-Duc Jean, la moyenne de fréquentation annuelle visée s'élève à 50 000 visiteurs.

Lors de la conférence de presse du 28 juillet 2000, le ministère de la Culture a présenté les premiers résultats d'enquêtes effectuées en 1998 sur l'intérêt de la population dans les activités culturelles.

Dans l'attente de la publication du rapport définitif, il faut bien constater que les données disponibles n'ont guère de signification concernant l'intérêt accordé aux arts plastiques. En effet, l'étude porte sur trois musées, à savoir le Musée national d'histoire et d'art, le Musée d'histoire de la Ville de Luxembourg et le natur musée, dont aucun n'est exclusivement consacré à l'art.

 

Le public des vernissages et le paradoxe des peintres du dimanche

 

Les gens qui se pressent à certains vernissages d'expositions ne sont évidemment pas tous venus honorer l'art. Cette belle affluence a aussi des raisons extra-artistiques. La sympathie pour l'artiste ou le galeriste, l'ambiance conviviale attendue et le souhait de participer à une réunion quelque peu mondaine attirent à l'occasion un public nombreux.

Le nombre et la composition des participants aux multiples vernissages qui ont lieu à Luxembourg varient considérablement. Il y a les vernissages-événements, comme ceux du Salon du Cercle artistique, des rétrospectives d'artistes luxembourgeois et de quelques grandes expositions, qui rassemblent entre cinq cents et mille personnes. Les invitations lancées par le Casino Luxembourg trouvent parfois un écho identique. Les vernissages des expositions d'art mises en place par les trois établissements bancaires les plus actifs dans ce domaine, attirent d'habitude entre trois cents et cinq cents amateurs. Les galeries privées doivent généralement se contenter d'une assistance plutôt clairsemée. Il est vrai que sur le plan des boissons et canapés offerts à volonté, elles ne sont pas en mesure de concurrencer les vernissages des banques. 

Pour ce qui est de la catégorie socioprofessionnelle des participants, il s'agit majoritairement de gens appartenant à la classe moyenne supérieure, plus proche de la bourgeoisie libérale que de la gauche-caviar. C'est aux inaugurations, souvent très animées, des expositions du Casino qu'il y a d'ordinaire le public le plus jeune et le moins de gens de l'establishment politique, civil et artistique. Bien que l'on retrouve presque partout le même petit cercle d'assidus, le public change selon l'organisateur de l'exposition. Celui des galeries ne correspond pas à celui des banques et chaque galerie, chaque banque a ses fidèles, de même que le Musée national, le Musée d'histoire de la Ville de Luxembourg et le Casino peuvent compter sur les leurs. 

Sauf si la fonction exercée l'exige, les dirigeants et militants politiques sont mal représentés aux vernissages et fréquentent rarement les expositions. Les véritables connaisseurs, ceux qui se tiennent au courant de l'actualité artistique, ont tendance à snober les vernissages. Leur amour de l'art les fait choisir des moments plus propices à la contemplation des oeuvres.

Normalement, ceux qui exercent, à titre principal ou comme passe-temps, une activité artistique, devraient fournir le contingent le plus indéfectible de visiteurs des lieux d'art. Si l'on admettait qu'au Luxembourg comme en France, six pour cent de la population des quinze ans et plus peignent et sculptent pour leur plaisir, le nombre des peintres du dimanche s'élèverait chez nous à plus de 20 000. Or, l'ensemble du public qui au Luxembourg visite régulièrement des expositions est loin d'atteindre cet effectif. 

Le paradoxe du décalage entre visiteurs assidus des expositions et gens s'adonnant à une activité artistique s'explique par la coexistence de plusieurs univers de l'art actuel, très cloisonnés et qui s'ignorent le plus souvent les uns les autres. Trois univers peuvent ainsi être distingués. D'abord celui dominé par des tableaux de tous genres sans grand rapport avec l'art, mais hautement appréciés de la majorité du public. Ensuite, on trouve l'univers où triomphent des oeuvres apparentées à des tendances formalistes, dont la qualité est très largement reconnue. Enfin, il existe le milieu où règnent les travaux d'art contemporain, c'est-à-dire visant les réalisations donnant la primauté au contenu socioculturel au détriment du langage des formes.

L'intérêt accordé par les différents acteurs du monde de l'art à chacun de ces trois univers varie non seulement en fonction de la production artistique concernée, mais aussi selon qu'il s'agit d'oeuvres d'artistes résidant au Luxembourg ou à l'étranger. Certes, ces frontières sont floues et mouvantes. Cependant, dans aucun autre secteur de la vie culturelle - telle la littérature ou la musique - les clivages semblent si tranchés et les oppositions si radicales. Aussi, la propension du public, des amateurs, des critiques et des artistes à visiter des lieux de l'art actuel doit être interprétée à la lumière de la situation que nous venons d'évoquer.

 

Comment promouvoir l'art actuel au Luxembourg ?

 

Il ne serait à l'évidence pas réaliste de vouloir vaincre l'indifférence de la grande masse face aux créations représentatives de notre temps. En revanche, il faut s'efforcer de stimuler la curiosité de beaucoup d'autochtones et d'inciter des étrangers à visiter des lieux d'art au Luxembourg.

Pour ce qui est de la population résidente, leur faible nombre et leur composition limitent fortement la demande culturelle. Ainsi, en 2000, des 435 700 habitants du pays, 37 pour cent étaient des étrangers. Or, sauf exception, ces derniers se sentent peu concernés par la scène artistique luxembourgeoise. Tel est indiscutablement le cas des travailleurs immigrés. Mais ce manque d'intégration culturelle caractérise aussi les « immigrés de luxe » que sont les fonctionnaires européens et les cadres dirigeants du secteur financier. Il paraît bien difficile de motiver ces résidents non-luxembourgeois à devenir des visiteurs assidus de nos musées et galeries d'art. Il va de soi que les 80 000 frontaliers, c'est-à-dire la main-d'oeuvre résidant dans les pays voisins, ne forment à cet égard pas de public potentiel.

En ce qui concerne les quelque 300 000 ressortissants luxembourgeois, ils ne constituent qu'un réservoir très insuffisant d'amateurs d'art. Il est en effet tout à fait illusoire de penser qu'un musée va attirer toutes les couches de la population, de même qu'il est irréaliste de croire que les plus diplômés peuvent facilement être convertis. Au Luxembourg, l'association Les Amis des musées (Musée national et Casino Luxembourg) compte environ 1 500 membres et le nombre des détenteurs d'un Laissez-passer Casino Luxembourg s'élève à plus ou moins 500. 

On peut espérer que les participants aux rencontres Midis de l'art, organisées par Les Amis des musées pour un public de 25 à 38 ans, deviendront des fidèles des expositions d'art actuel. Le Casino Luxembourg accueille de nombreux groupes d'élèves, dont la sensibilisation à la création contemporaine est certes louable, mais ne garantit aucunement la conquête de visiteurs payants de demain. Il en est de même des cours d'histoire de l'art dans les écoles. On peut à ce propos se demander s'il faut se réjouir du succès des sections artistiques dans l'enseignement secondaire luxembourgeois. Selon le directeur du Lycée technique des arts et métiers, dans son établissement « il y a plus de candidatures en 10e artistique que pour les 10e informatique, mécanique et électromécanique réunies » (Le Républicain lorrain du 18 septembre 2000).

Quel que soit l'angle sous lequel on examine la question, il est clair que l'apport de non-résidents est essentiel au développement de musées vivants au Luxembourg. La population de l'étranger, susceptible de venir visiter des expositions d'art actuel au Luxembourg, semble à première vue être celle des régions avoisinantes : la Sarre, la Lorraine et le Luxembourg belge. Cependant, la demande culturelle pouvant y être mobilisée est assez faible, en raison de l'absence de grandes villes. Jusqu'à présent, les touristes de ces régions se sentent chez nous particulièrement attirés par les circuits Vauban et Wenzel, le Château de Vianden et les Casemates de Luxembourg.

Quant à la soi-disant Grande région, comprenant quelque onze millions d'habitants, elle paraît trop vaste et trop hétérogène pour avoir vocation à constituer un gisement de touristes culturels potentiels dont bénéficiera le Luxembourg. En réalité, c'est dans les grandes métropoles que se trouve le plus important réservoir de visiteurs des lieux d'art. 

Mais en s'adressant à ce public exigeant, le Luxembourg se place en concurrence directe avec des villes dont l'offre sur le plan artistique et culturel est particulièrement riche et dont plusieurs ne sont pas très éloignées.

Pour s'imposer sur la scène artistique internationale, il ne suffit pas d'organiser périodiquement des expositions attrayantes. Il est de surcroît indispensable de proposer une offre culturelle globale de qualité, c'est-à-dire ne portant pas seulement sur les arts plastiques. Au lieu de s'incliner devant un tel défi, ne vaut-il pas mieux suivre la maxime attribuée à Guillaume de Nassau, dit le Taciturne : « Point n'est besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».

 

Henri Entringer
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