Le plus souvent, il suffit de considérer ce qui se passe aujourd'hui aux États-Unis pour connaître de quoi sera fait notre demain. La preuve en est la vague de censure qui, après avoir déferlé aux États-Unis sur de nombreuses expositions, s'abat aujourd'hui en France. Quelques exemples peuvent dresser un tableau inquiétant.
Ainsi à Carpentras en 1995 déjà, l'installation conçue par Bustamante (Un monde à la fois) fut annulée à la dernière minute par la municipalité de droite. Le motif en était qu'un semi remorque de cinq tonnes placé dans une chapelle désaffectée était « inconvenant et provocateur » !
À Rabastens en 1998, la municipalité socialiste a fermé l'exposition de Van Lieshout : Le Bon, la Brute et le Truand trois jours après son ouverture. Au vu des « symboles développés », par un atelier « des armes et de la bombe », un autre « des alcools et médecines », un « Baiso-Drôme », une Mercedes équipée d'un canon en bois ...elle a jugé qu'il ne s'agissait pas « d'une interprétation artistique » mais d'un « acte de provocation délibéré vis-à-vis des Rabastinois et de la société en général ».
À Toulon, alors à l'extrême droite, c'est par anticipation que le Conseil général du Var a décommandé en 2000, l'exposition Ici le monde, à vous Toulon de Gloria Friedmann. Éclairé par les catalogues précédents de l'artiste, il a considéré que la nature « brutale » de son oeuvre ne saurait répondre « aux attentes du public ».
La même année, à Bordeaux, la censure s'est faite plus insidieuse. En effet, bien qu'installée dans une institution municipale, le CAPC (Centre d'arts plastiques contemporain), la mairie a refusé tout soutien à l'exposition Présumés innocents sur le thème de l'enfance. Pas d'affichage public ; disparition du nom du maire (Alain Juppé) sur les cartons d'invitation ; aucun représentant de la municipalité au vernissage. Le tout, doublé de la plainte d'une association qui, au regard du seul catalogue, considéra que les oeuvres présentées étaient une « atteinte à la dignité humaine ».
On doit s'insurger contre cet usage intempestif de la censure car il est la manifestation d'une crispation sur un ordre moral. De plus, la crudité d'une oeuvre et le choc qu'elle suscite ne sont pas les critères justes de son évaluation. Il n'y a qu'à rappeler l'Histoire !
Ainsi, lorsqu'au Salon de 1865, Manet expose Olympia, la critique et le public y voient la représentation ignoble d'une prostituée. Le scandale fut si grand que le gouvernement fut obligé de protéger le tableau de la colère des spectateurs par un gendarme.
Ce qui choquait, ce n'était pas tant le sujet du tableau, un nu, que les modalités de sa représentation. Celles-ci rompaient avec la tradition d'idéalisation à l'Antique. En effet, loin de l'abstraction d'un corps idéalement parfait et achevé, Olympia, par son visage singulier, ses cheveux roux, l'imperfection de ses jambes trop courtes était tout au contraire fortement individualisée.
Qui plus est, elle s'exposait sans fard dans le cadre d'une scène qui paraissait tirée de la vie réelle, sans alibi mythologique ou même allégorique pour soutenir sa nudité, sans même le jeu d'une séduction pour masquer l'explicite de sa situation. Non seulement, la « laideur » de cette « guenon sale au corps jaune » interdisait au spectateur d'élever son esprit vers le ciel des idéalités, mais elle lui semblait aussi un appel à ses instincts les plus bas. Manet avait livré un objet dégradé pour attaquer tout le sérieux de l'art !
Le scandale du tableau était aussi le fruit, comme l'a montré Théodore Reff, d'une incompréhension. Bien qu'ayant vu la référence au tableau du Titien La Vénus d'Urbin, la critique n'a pas vu le « geste » de Manet. En effet, loin de n'emprunter que quelques éléments épars au tableau du Titien, Manet en a repris la structure compositionnelle pour inscrire la figure d'Olympia en lieu et place de la Vénus. La structure d'idéalité devenait ainsi la peinture.
Qui aujourd'hui encore jugerait obscène l'Olympia ?
Marie-Laure Bernadac, commissaire de l'exposition Présumés innocents, déplace le débat pour mieux le situer lorsqu'elle oppose les images produites par les stratégies publicitaires et les médias à celles qui résultent de la démarche des artistes. Au-delà de leur aspect choquant, celles-ci « apporteraient quelque chose d'essentiel ». Rapprochons deux évènements, l'un publicitaire et l'autre artistique, pour saisir la nature de cette « chose essentielle ».
Le premier consistait en un happening publicitaire conçu pour présenter une collection de lingerie féminine par la styliste Chantal Thomass en avril 1999, aux Galeries Lafayette. Des mannequins jeunes et jolies s'exhibaient dans les vitrines du magasin en culotte et en soutien-gorge, se pomponnant sur des divans. Chantal Thomass, qui avait interdit à ses mannequins de croiser les regards des passants pour « éviter tout rapport de séduction », voulait représenter les femmes « dans leurs moments de détente de façon idéalisée avec de jolies filles ». Le tollé soulevé par les mouvements féministes dénonçant « la marchandisation des corps » et un « diktat des modèles sexistes » mit fin très vite à ce « spectacle vivant » soi-disant « gracieux et élégant » !
Le second, l'exposition It's O.K. to say no ! de Bernard Bazile au Centre Gorges Pompidou (1994) curieusement n'a pas été censuré. Peut-être le serait-il aujourd'hui car l'exposition proposait au visiteur de se délecter entre autres, d'une boîte de Merde d'artiste de Manzoni, ouverte à la demande de Bazile, de la représentation d'une fellation au prétexte d'un jeu sur le mot pipe (L'odeur de la pipe...), de tableaux en moquette mais aussi et surtout... de femmes nues bien vivantes allongées sur des peaux de bêtes (les Mel Ramos).
Avec les Mel Ramos, Bazile semble reproduire le geste de Manet avec Olympia. Reprenant en effet, les tableaux de pin up de l'artiste pop californien Mel Ramos, il a substitué à la représentation d'une pin up, la réalité d'une femme nue. Pour autant doit-on y voir comme s'en insurge une critique, une simple redite outrancière de ce qui a eu lieu pour« titiller et choquer le bourgeois» par un « racolage forcené » ?
Bazile déclare, quant à lui, vouloir « faire vivre au spectateur ce que le peintre avait vécu ». Le dispositif mis en place serait ainsi une régression à ce point d'origine, moment où une femme nue s'expose au regard d'un homme (habillé) qui veut la peindre. L'enjeu pour le spectateur serait alors de rejouer ce que le peintre a vécu et faire de cette femme nue un tableau.
Toute la difficulté est là, car la situation est des plus ambiguës ! D'ailleurs, l'imagerie sociale l'a souvent noté qui parle de la vie de « bohème » des artistes, vie de toutes les licences, et des modèles comme de « filles de petite vertu ». À travers cette confusion sociale sur la nature exacte des relations entre un peintre et son modèle, perce la question du désir. Réussir à « faire » de cette fille nue un tableau, suppose du spectateur de vivre son désir non pas dans l'immédiateté d'un passage à l'acte, mais de déplacer cette pulsion pour la sublimer dans les effets de la peinture. Freud l'a déjà dit.
La substitution opérée par Bazile, d'une femme réelle et nue à sa représentation, enclenche ainsi un renversement d'ordre matérialiste car cette trivialité rabat l'oeuvre vers la terre, « la met au plancher ». Loin d'élever l'esprit vers le ciel idéal qui serait celui de l'oeuvre, elle en dévoile tout au contraire l'origine. Le choc ressenti devant cette « laideur » serait alors la marque d'un refus : celui de reconnaître l'animalité que chacun porte en soi.
Mais qui plus est, s'ils confrontent le spectateur à son désir, les Mel Ramos le confrontent aussi à la Loi. En effet, face à ces femmes qui s'offrent disponibles à portée de la main, il doit choisir comment les regarder. Il sait qu'il est dans un musée, qu'il ne doit donc pas les toucher. Telle est la loi imposée par le cadre ! Pourtant, il est aussi à même d'en interroger la légitimité et de choisir : soit transgresser la Loi et toucher ces femmes nues, soit assumer la Loi ! Qu'il prenne le parti de la transgression ou celle de la Loi, ce choix le fonde comme adulte : il s'affranchit du statut de l'enfant qui, ayant intériorisé la Loi venue d'en haut, la vit sur le mode d'un impératif catégorique.
L'oeuvre ainsi permet au spectateur d'expérimenter la vérité et elle devient une vérité « vraie » parce que fondée sur l'expérience. Du même coup, elle l'affranchit des vérités abstraites qu'on lui « assène » grâce au principe d'autorité. L'oeuvre est donc essentiellement une promesse d'émancipation possible de soi.
On peut ici comprendre toutes les différences qui séparent le happening publicitaire de Chantal Thomass d'avec les Mel Ramos de Bazile. S'il s'agit bien dans les deux cas de susciter le désir, Bazile met les modèles à portée de la main tandis que Chantal Thomass les protège derrière une vitrine. Ainsi, en même temps qu'elle suscite le désir, elle interdit sa réalisation. Ce qu'elle vise par ce « subtil » subterfuge, c'est enclencher le mécanisme d'une frustration pour amener le spectateur à compenser en achetant un substitut à son désir. Loin de toute ambition artistique que le mot happening voudrait faire accroire, ce jeu dans la vitrine qui est celui du Capitalisme, nous indique la place où il met l'homme : il est un animal et il est un enfant inféodé, joué et manipulé dans son désir par l'Autorité.
Voilà pourquoi les oeuvres sont essentielles ! Elles sont le lieu d'une expérience qui nous délivre... Aussi peut-on dire que nos élus se trompent de cible quand ils censurent les oeuvres. Ils nous privent ainsi d'une promesse de bonheur...