En un mois, durant l’été 2016, 1 088 réclamations se sont accumulées dans les services de la Ville de Luxembourg. Elles concernent le nouveau Plan d’aménagement général (PAG) et les Plans d’aménagement particuliers (PAP) « quartiers existants ». La liste des plaignants permet de mesurer le degré de concentration du patrimoine foncier. On y retrouve principalement des familles issues de la Stater notabilité au capital d’ancrage élevé, souvent liées à la place financière via les grands cabinets d’avocats luxembourgeois comme Elvinger Hoss Prussen. Par atavisme terrien, la bourgeoisie luxembourgeoise préfère l’immobilier local aux produits internationaux commercialisés par sa place financière. D’après une étude de la Banque centrale du Luxembourg, le patrimoine des vingt pour cent de Luxembourgeois les plus riches n’est composé qu’à douze pour cent d’« avoirs financiers ». Par rapport aux pays voisins, c’est très peu. Ainsi, la part des « financial assets » dans la richesse du quintile supérieur est de 24 pour cent en France et de 29 pour cent en Belgique.
Parmi les plaignants, on retrouve évidemment les promoteurs immobiliers avec, à leur tête, le groupe Giorgetti et le fonds Olos, qui ont formulé des réclamations portant en tout sur une soixantaine de parcelles. Le Sud de la Ville est divisé en deux par la route d’Esch : du côté de Cessange, c’est le territoire des frères Giorgetti ; du côté de Gasperich, c’est celui le duo brouillé Becca-Lux. Dans la liste des plaignants, on croise également des promoteurs plus discrets, qui n’ont pas pignon sur rue. Ainsi les frères Weidert se sont-ils plaints des classements, qu’ils jugent trop restrictifs, touchant aux 119, 121 et 123 avenue de la Faïencerie, au 13-15 avenue de la Liberté, au 27-29 allée Scheffer ou encore aux 16, 18, 20 et 22 montée de la Pétrusse.
Puis arrivent les sociétés internationales historiquement implantées en Ville : RTL-Group (via sa holding immobilière Media Properties), Arcelor-Mittal (pour ses terrains à Dommeldange et à Beggen), mais aussi des familles comme les Scholer (Monopol), les Kontz (anciens concessionnaires de BMW) ou les Libens-Reiffers (qui se plaignent du classement d’une trentaine de leurs cafés en Ville). Enfin, le cabinet Schiltz & Schiltz, dont l’ancien ministre CSV Jean-Louis Schiltz est un des principaux associés, intervient au nom de Lafayette SA (« la plate-forme de gestion du portefeuille immobilier du groupe commercial de l’Archevêché »), de Maria Rheinsheim SA (propriétaire de la résidence épiscopale et du Centre Convict), du Grand Séminaire et des Franciscaines de la Miséricorde. Dans ce lucratif commerce des doléances, ce fut le cabinet d’avocats Krieger Associates qui aura capté le plus de parts de marché
(46 réclamations), devant Baden Loos Reinard (38), Elvinger Dessoy Dennewald (25), Schiltz & Schiltz (21) et Nova Law (13).
D’après la Luxembourg Wealth Study, les biens immobiliers autres que la résidence principale – c’est-à-dire ceux dont on peut tirer une rente locative – sont les plus inégalement répartis : les dix pour cent de Luxembourgeois les plus riches en détiendraient plus de 80 pour cent. Mais au-delà des dynamiques historiques de l’accumulation, la prédominance des « al agesiess Familljen » parmi les réclamants s’explique par une conscience aiguë de l’enjeu que présente un nouveau PAG pour leurs intérêts financiers. Ils ont eu raison de réclamer : sur les 869 plaintes soumises, 690 furent tranchées en leur faveur.
Vendredi dernier, lors du débat sur le PAG, la conseillère chrétien-sociale Isabel Lima-Wiseler prononça un truisme en remarquant qu’en temps de précampagne, il serait plus facile de donner raison aux électeurs. Face au Land, Lydie Polfer se défend du reproche d’avoir entamé sa pré-campagne électorale via les dizaines de séances de doléances : « C’est une béiswëlleg Ënnerstellung. Comme si moi, j’avais décidé toute seule ! En réalité, tous les dossiers ont été analysés en commission, par les échevins, le bureau d’études Zeyen+Baumann et par nos services. Si on mène une discussion, il faut admettre que les gens puissent avoir raison, sinon c’est un dialogue de sourds. » (Les plaintes déposées par des tiers, c’est-à-dire non-propriétaires de l’immeuble ou de la parcelle visés par le PAG, ont été en principe rejetées, précise la bourgmestre.)
Mais dans un micro-État où 84,5 pour cent des nationaux sont propriétaires, un nouveau PAG a des implications politiques évidentes. A fortiori dans une capitale où à peine un tiers des habitants est inscrit sur les listes électorales. Alors que les non-Luxembourgeois (majoritairement locataires) n’ont quasiment aucun poids électoral, celui de la minorité luxembourgeoise (majoritairement propriétaires) est démesuré. Ce rapport des forces ne risque pas de changer prochainement. À la fin mars, sur un total de 80 788 non-Luxembourgeois que compte la Ville, à peine 4 500 personnes s’étaient inscrites sur les listes électorales. Politiquement, les immigrés restent donc cantonnés aux marges et les expats dans une forme d’extraterritorialité, renforcée par le fait que 46 pour cent des enfants de la Ville sont inscrits dans des écoles non-communales (privées ou européenne). L’élection communale se jouera donc largement dans un entre-soi anachronique et figé, c’est-à-dire entre les 29,2 pour cent de Luxembourgeois. Elle se décidera probablement dans les quartiers où les autochtones sont les plus nombreux : à Cents (50,7 pour cent de Luxembourgeois), Hamm (44,9), Cessange (37,5) et à Gasperich (36,43).
Dès son élection-surprise à la mairie en 2011, Xavier Bettel (DP), qui s’intéresse peu aux technicités et aux détails des dossiers politiques, avait délégué la gestion du PAG à sa prédécesseure et protectrice. Après le plan Stübben (1901), Vago (1967) et Joly (1991), le nouveau PAG restera attaché au nom de Lydie Polfer. Maire avec intermittences depuis 1982, elle aura géré le PAG en mode micro-management. Lors de 44 réunions, structurées selon les thèmes et quartiers, la maire et les échevins reçurent un à un les plaignants. Ces auditions, auxquelles se pressaient des privés tentant tant bien que mal de plaider leur cas et des promoteurs entourés de leurs avocats, duraient entre cinq et vingt de minutes selon le degré de complexité du dossier.
Chacune des 1 088 décisions aura un impact, notamment sur les plus-values futures. Un minuscule rehaussement ou rabaissement du CUS (coefficient d’utilisation du sol), du COS (coefficient d’occupation du sol) ou du CSS (coefficient de scellement du sol) se calculera cash. Pour les grands projets immobiliers, toute une chaîne de valeur est concernée ; les classements engageant indirectement les banques systémiques luxembourgeoises dont les crédits aux promoteurs sont assurés par la valeur des terrains de ceux-ci. Pour booster les procédures, la Ville a désigné sa première « zone d’urbanisation prioritaire ». Elle a choisi des parcelles situées à Cessange et développées par le groupe Giorgetti. Sur ce terrain, un PAP devra être élaboré dans les six prochaines années. La commune et le promoteur se mettent ainsi sous pression : S’ils échouent, le terrain sera reclassé en « zone d’aménagement différé » et retombera dans les limbes des procédures administratives. Apparemment, le promoteur a pleine confiance dans l’appui de la commune ; il n’a en tout cas pas déposé de réclamation sur ce classement.
Vendredi dernier, lors du vote du nouveau PAG, on pouvait s’étonner à quel point la maire Lydie Polfer dominait les débats. Pour les conseillers, c’était le retour à l’école. La maire gronda – sans les nommer – ceux parmi les membres de la Commission du développement urbain qui avaient chômé durant les seize réunions portant sur le PAG. Puis elle fustigea le socialiste Marc Angel pour sa « formidable incohérence », distribua de bonnes notes à François Benoy (Déi Gréng) et expliqua gentiment à la chrétienne-sociale Isabel Wiseler-Lima les détails du dossier. L’impression qui se dégageait du conseil communal était celle d’une opposition passablement dépassée par la technicité du dossier.
Presque la moitié des réclamations concernaient le classement en « zone d’habitation 1 » (hab-1). Sur le PAG, des rues entières en ont pris la couleur jaune clair. Cette affectation définissait les bâtiments en « maisons unifamiliales » et en interdisait la division en plusieurs appartements. La mesure semblait d’une stupéfiante radicalité ; elle aurait fait chuter la valeur de milliers de maisons. Sous la pression de plusieurs centaines de propriétaires, la majorité DP-Déi Gréng s’est rapidement rétractée, évoquant une « inadvertance des services » qui auraient ignoré que certaines maisons, qui avaient été présumées unifamiliales, étaient en fait plurifamiliales, car subdivisées en plusieurs appartements. Dans la version retravaillée du PAG, une maison classée en « hab-1 » pourra donc accueillir une unité d’habitation par étage, à condition que celle-ci mesure au moins 52 mètres carrés. Marc Angel craint des « abus » : « Les promoteurs vont transformer beaucoup de maisons unifamiliales, surtout dans les ensembles sensibles et protégés où ils ne pourront démolir ». Mais, d’ores et déjà, le désarroi des milliers de stagiaires et de juniors face au manque de studios fait foisonner le marché peu régulé des colocations. Cet afflux se mesure dans la durée de résidence moyenne dans la Ville de Luxembourg : en dix ans, elle a chuté de 16,5 ans à 6,3 ans.
Le collège échevinal accorda un bonbon pré-électoral aux habitants de la rue des Muguets au Kirchberg. Bordée de villas et de bungalows, cette ruelle court en parallèle à l’avenue Kennedy, dont le côté actuellement en friche sera bientôt occupé d’ensembles denses destinés aux logements sociaux et à prix abordables et pouvant atteindre par endroits une dizaine d’étages. Le tout sera surplombé par « Infinity Living », une tour d’habitation de 104 mètres de haut, principalement réservée à une clientèle HNWI. La rue des Muguets avait été classée en « hab-1 », provoquant l’ire des riverains, dont certains gardaient en mémoire les expropriations de leurs terrains par le Fonds Kirchberg il y a un demi-siècle. La commune fit marche arrière et reclassa la rue des Muguets en « hab-2 » permettant ainsi des constructions de résidences d’une hauteur de 11,5 mètres. C’est une invitation aux anciens du Kirchberg à s’adapter à leur environnement urbain et à faire le grand cash-out, en vendant leur maison.
Le nouveau PAG n’est pas très téméraire (d’Land du 17 juin 2016). En amont, une décision stratégique avait été prise : Le domaine constructible ne sera pas élargi. La Ville devra donc densifier « de l’intérieur vers l’extérieur » au sein du périmètre existant, sur les 500 hectares qui y restent disponibles. Le « Plan Polfer » restera comme celui de la protection du patrimoine et du parcellaire. (Guy Foetz, le conseiller de Déi Lénk, parlera d’une « économie des façades ».) Il est interdit de raser deux unités classées « hab-1 » pour en faire une grande résidence. Déjà en 2014, sans faire trop de vagues, la majorité avait reclassé des milliers de bâtiments en secteur protégé ou sensible (une version plus soft de protection du patrimoine). Désormais, 7 100 bâtiments sur les quelque 20 000 que compte la Ville sont protégés à des degrés divers ; sur environ un tiers des maisons, les droits du propriétaire ont donc été limités. C’est une concession tardive aux Bildungsbürger qui, depuis des décennies, se lamentaient – sans grands succès juridiques ou politiques – de la disparition de leur Ville. (Et qui, souvent, abordent les questions d’urbanisme sous l’angle esthétique plutôt que social.) Au sein de l’aile libérale du DP où, dans l’absolu, on préfère laisser libre cours aux forces du marché, le réalignement de Lydie Polfer sur le Zeitgeist n’a pas manqué de faire grincer quelques dents.
Sur les cinq conseillers CSV, seuls deux ont fini par voter « non ». « Retenu par une autre obligation », Laurent Mosar ne fera qu’une courte apparition au Knuedler et ne sera pas présent au moment du vote. Claudine Konsbruck et Martine Mergen s’abstiendront, puisqu’un membre de leur famille se trouvait parmi les réclamants au PAG. Côté LSAP, l’avocat Tom Krieps dut s’abstenir, parce que le terrain d’un de ses clients avait été reclassé. Mais l’abstention la plus cocasse fut celle du conseiller Claude Radoux (DP). Il avait déposé une plainte contre le classement de son domicile privé décidé par sa propre majorité politique. Après des années de travaux, les édiles étaient hantés par le risque du conflit d’intérêts et du vice de forme. Le ministère de l’Intérieur avait rappelé à chacun des conseillers les règles légales, qui sont drastiques : Interdiction de voter et même d’être présent aux délibérations « sur des objets auxquels [le membre du corps communal] a un intérêt direct, soit personnellement, soit comme chargé d’affaires ou fondé de pouvoir ou auxquels ses parents ou alliés jusqu’au troisième degré inclusivement ont un intérêt personnel et direct ». Tentant de calmer les conseillers, la bourgmestre leur avait expliqué dans un courriel : « Le fait d’être simplement propriétaire de biens immobiliers sur le territoire de la Ville ne constitue pas un conflit d’intérêt ».