Le 26 février 1973, un acte de vente est signé pour un terrain sur le plateau du Kirchberg : Le Fonds Kirchberg cède à la Compagnie luxembourgeoise de télédiffusion (CLT, alors présidée par Joseph Bech) cinq hectares acquis quelques années plus tôt sous la menace d’une expropriation « pour utilité publique ». Le prix payé par la CLT était alors de cinquante millions de francs. L’acte de vente stipule que cette « cession est consentie en vue des constructions à réaliser dans l’intérêt de l’administration et de l’exploitation de la Radio et Télévision luxembourgeoises ». En classant le terrain « zone réservée à destination particulière CLT », le Fonds Kirchberg en limitait l’utilisation, et donc la valeur. La CLT ne pourra y construire que des bureaux et locaux destinés à ses propres besoins.
Il faut attendre 1988 avant que le groupe ne lance les travaux pour la construction d’un siège au Kirchberg, dans lequel il emménage en 1991 et qui prendra bientôt le nom de « KB1 ». Avec la Deutsche Bank, la CLT compte parmi les pionniers privés de la colonisation du Kirchberg, un territoire qui reste alors encore largement désert, sans galerie commerciale, ni multiplex, ni restaurants, ni bistrots. La CLT occupe le terrain à la luxembourgeoise, c’est-à-dire à la manière pavillonnaire, en se positionnant au milieu de sa parcelle. Quant au reste des cinq hectares, ils sont transformés en parking. Afin de se faire ériger un building de prestige représentatif, la CLT engage Georges Reuter, architecte en vogue durant les décennies dorées de l’offshore. Aujourd’hui, celui-ci décrit le KB1 comme un « bâtiment classique moderne, représentatif, un des premiers en verre au Luxembourg ». En 1988, le Land verra dans ce palais, enveloppé de verre réfléchissant et dont l’entrée est coiffée d’un quart de pyramide, « ein sichtbarer Beweis für das Luxemburg-Engagement des europaweit tätigen Medienmultis ». (En 1995, le KB2 sera achevé en face du KB1 ; cette structure recouverte de tôle et de plaques en béton, a été construite à la va-vite et hébergera les studios télé et les infrastructures du Broadcasting Centre Europe.)
Le palais de verre et son jumeau en béton seront indirectement financés par la vente de la Villa Louvigny, siège historique de la CLT. En 1937, la société avait acquis la villa dans le parc, propriété d’un de ses administrateurs, Charles Reiffers, pour la somme de 3,5 millions de francs. Soixante ans plus tard, son rachat par l’État préfigure celle du palais de l’Arbed. Le gouvernement ne voulant trop s’exposer, ce sera l’Institut monétaire luxembourgeois (précurseur de la Banque centrale du Luxembourg) qui, en 1997, acquerra la tour dans le parc pour la somme de 951 millions de francs. À la tribune du Parlement, le député libéral Henri Grethen fustigera « un gaspillage inouï d’argent public », parlant d’un « cadeau de 500 millions de francs à la CLT » : « Quel que soit l’expert immobilier que vous irez consulter : la Villa Louvigny ne valait à aucun moment un milliard. »
« L’idée de construire un nouveau bâtiment remonte à l’année 2007, lorsque nous avons ressenti le besoin d’abriter nos activités luxembourgeoises alors en pleine expansion dans des locaux plus spacieux et plus modernes, équipés de technologie de pointe. » C’est ainsi que RTL-Group résume aujourd’hui la genèse de RTL-City. Qu’à peine douze ans après l’achèvement du KB2, le groupe sente le besoin de bureaux « plus modernes » laisse songeur. C’est aux alentours de 2007 que, derrière les coulisses, Alain Berwick, CEO de RTL-Lëtzebuerg, lance sa campagne de lobbying pour le projet immobilier. Il faudrait aller vite, prévient-il les autorités, car Bertelsmann ne patienterait pas infiniment.
Le 24 juillet 2009, le Fonds Kirchberg et CLT-Ufa signent un avenant à l’acte de vente de 1973. « La modification de l’acte de vente initial a évidemment été approuvée par le gouvernement », expliquait le président du Fonds Kirchberg, Patrick Gillen récemment au Land. En effet, quatre jours avant que ne soit conclu l’avenant, l’accord de coalition entre CSV et LSAP était officiellement signé. Sous la rubrique « Médias et communications » on y lit : « Dans le but de consolider et pérenniser la présence de RTL à Luxembourg », le gouvernement « encourage RTL Group à mettre en œuvre un nouveau projet immobilier au Plateau de Kirchberg ». Ce succès des efforts de lobbying n’a rien d’étonnant. D’abord parce que la stratégie de RTL de monnayer sa propriété foncière était alignée sur la volonté gouvernementale de développer les logements dans le quartier du Grünewald. Ensuite, parce que le conseil d’administration de la CLT-Ufa regroupe les présidents des trois principales fractions politiques. Actuellement, Claude Wiseler (CSV), Alex Bodry (LSAP) et Eugène Berger (DP) y siègent « à titre personnel ». En 2009, on y retrouve les vieux routards de la politique luxembourgeoise et européenne : le chrétien-social Jacques Santer, le social-démocrate René Steichen et la libérale Colette Flesch, remplacée en 2010, donc une année avant qu’il ne devienne maire de la Ville, par Xavier Bettel.
En juillet 2010, le conseil communal de la Ville de Luxembourg entérine un changement ponctuel du Plan d’aménagement général. Celui-ci reclasse 3,2 des cinq hectares de RTL-Group en « zone mixte urbaine ». Les édiles fixent ce jour-là un coefficient maximum d’utilisation du sol très élevé : alors qu’en moyenne, il tourne autour de 1,5, celui pour RTL-Group sera de 2,3. Par cette décision, la valeur du terrain est décuplée. Non seulement, RTL-Group peut y ériger des bureaux et des logements, mais il peut le faire de manière densifiée. RTL venait de faire une très bonne affaire. Trois ans plus tard, le conseil communal approuve le Plan d’aménagement particulier (PAP) « Domaine Media Park » , de nouveau à l’unanimité. Sur 3,2 hectares (ceux reclassés en zone mixte), le PAP permet la construction d’un maximum de 60 469 mètres carrés de surfaces brutes, dont 440 unités de logements, 21 000 mètres carrés de bureaux et 4 400 mètres carrés de surfaces commerciales. Si KB1 et KB2 seront bientôt démolis, c’est donc qu’ils sont inopportunément situés en plein milieu des parcelles reclassées qui, dorénavant, valent de l’or. La concentration des activités dans les tours de RTL-City n’est que la première étape d’une opération immobilière plus grande.
En 2013, les travaux débutent. Alors que Flavio Becca peine à rassembler les autorisations pour le Ban de Gasperich et se retrouve empêtré dans l’affaire Livange/Wickrange, et alors que les grands groupes immobiliers européens sont sonnés au lendemain de la crise, c’est Giorgetti qui avait obtenu le projet. Mercredi dernier, lors de l’inauguration officielle, le nouveau QG était présenté comme la preuve tangible d’un « ancrage » (Jacques Santer), d’un « engagement » (Xavier Bettel) et d’un « avenir prometteur » (Elmar Heggen, le CFO de RTL-Group). En fait, au moment de la réception d’ouverture, un préaccord de vente avait déjà été signé. Car le groupe Bertelsmann, actionnaire majoritaire de RTL, estime que la gestion d’un patrimoine immobilier ne fait pas partie de son métier. En 2007, les locaux bruxellois de RTL-TVI (baptisés « RTL-House ») avaient ainsi été vendus à un fonds d’investissement, et ceci à peine deux mois après la cérémonie d’ouverture. RTL-Group a procédé à une opération sale-and-leaseback, vendant un bien immobilier pour le relouer ensuite. Cette démarche, appliquée par Bertelsmann de Hambourg à New York en passant par le Luxembourg, permet de libérer des liquidités. Et rappelle que l’attachement de RTL-Group au Mediestanduert passe moins par le patrimoine immobilier que par le monnayage de celui-ci.
En novembre 2016, alors que les travaux sont presque terminés, RTL-Group annonce dans son rapport intermédiaire : « On October 26th 2016, RTL Group entered into an agreement with a third party to sell Media Properties Sàrl ». Cette holding créée en 1992 rassemble les propriétés immobilières de RTL-Group au Luxembourg ; selon le bilan 2016, ses actifs pèsent 183,5 millions d’euros. L’intégralité des actifs (dont son nouveau QG) sera vendue, confirme RTL-Group face au Land. Pour l’instant, RTL refuse de nommer l’acquéreur (sur le marché, on parle d’une très riche famille européenne), mais table sur un prix de vente de 154 millions d’euros et sur une plus-value de soixante millions d’euros. L’opération devrait être finalisée d’ici les deux prochains mois.
Sur les dernières années, le groupe Giorgetti a acquis tous les terrains et bâtiments (ceux reclassés en zone mixte urbaine ainsi que « Lighthouse One »), à l’exception de la tour et demi qui constituent « RTL-City ». Dans le registre de commerce, on retrouve la trace de ces transferts de propriété dans le giron Giorgetti. En 2012, Media Properties crée plusieurs sociétés anonymes, détenant chacune une partie des parcelles sur le Kirchberg. La propriété foncière sera filetée en quatre morceaux : MPB (dont la valeur est estimée à 33 millions d’euros), MPD (16,2 millions d’euros), MPE (21,3 millions) et MPH (47,2 millions d’euros). Entre janvier 2014 et mars 2017, Marc et Paul
Giorgetti ainsi que leur comptable Paul Feider remplaceront les managers de RTL-Group dans les conseils d’administration de ces sociétés. (Seule exception : MPH SA où Alain Berwick, bientôt retraité, continuera à siéger.)
Le projet « Media Bay », dont la silhouette (dessinée par Schemel & Wirtz associés au bureau suisse P.arc) marque désormais la skyline du Kirchberg, est constitué de tours jumelles hautes de quatorze étages, « RTL-City » et « Lighthouse One ». Cette-dernière est présentée par le Fonds Kirchberg comme réserve au cas où RTL-Group se retrouverait un jour à l’étroit. À partir de 2018, Lighthouse One, propriété du groupe Giorgetti, sera louée à la Banque européenne d’investissement et accueillera un demi-millier d’employés des services informatiques et administratifs. Grâce à ce locataire prestigieux, la tour ne devrait pas peiner à trouver un investisseur (institutionnel ou privé) à la recherche d’une rente.
Alors que le déménagement du KB1 et du KB2 vers RTL-City est terminé, la phase principale du projet débute. À commencer par la destruction des « anciens » bâtiments – une perspective qui ne réjouit pas leur architecte Georges Reuter – qui feront place au grand complexe immobilier classé « zone mixte urbaine » et développé par Giorgetti. Il mesurera 60 000 mètres carrés, comptera quatre tours résidentielles de douze étages et, côté boulevard Pierre Frieden, un grand bâtiment de bureaux. C’est là le cœur de l’opération immobilière de Giorgetti et de RTL. Pour éviter que les plus-values réalisées sur ces parcelles reclassées n’atteignent des proportions trop obscènes, le Fonds Kirchberg a prévu un mécanisme de rétrocession calculé par rapport au prix actualisé payé en 1973 par la CLT. (Pour l’instant, ni RTL-Group ni le Fonds Kirchberg ne veulent avancer un montant.)
RTL-Group a fait bâtir en hauteur, utilisant au maximum le foncier, exploitant chaque mètre carré disponible. Les 688 employés de RTL-Group et des tonnes de matériel high tech sont regroupés dans une tour et demie de 22 000 mètres carrés. (Pris ensemble, KB1 et le KB2 occupaient une surface brute de 27 000 mètres carrés.) Les couloirs sont étroits, les bureaux petits, l’agencement fonctionnel. Ainsi, et à l’inverse des entrées monumentales de KPMG et de PWC, l’atrium de RTL-City est assez peu imposant. Les étages supérieurs sont réservés à la direction internationale, on y retrouve les divisions « audit & compliance», « mergers & acquisitions », « corporate finance & risk management », etc. Afin d’éviter que la tour ne se transforme en sauna vertical, la façade est constituée à moitié de parois grises et blanches, placées de manière aléatoire, censées représenter des pixels. De l’intérieur, cela donne des panneaux en métal gris qui bloquent la vue. (De toute manière, la façade étant en double-peau, les fenêtres ne peuvent être ouvertes.)
Depuis le foyer, la vue donne sur les studios de RTL-Radio et d’Eldoradio, encastrés dans une grande boîte en béton soutenue par des bandes en acier Corten. (Cet aménagement « box in the box » doit rappeler un gigantesque transistor.) Les journalistes de RTL-Radio, RTL-Télé et rtl.lu travaillent au sous-sol et au premier étage du bâtiment. Les trois rédactions sont regroupées dans un « news room » sur un plateau en forme d’open space. Seuls les rédacteurs en chef disposent d’un bureau privatif, un cube de quelques mètres carrés qui donne sur le Grünewald. Le management justifie cet agencement par les « synergies » et les « flux », mais, comme le note Nikil Saval dans Cubed – A Secret History of the Workplace, « a flexible office was above all a cheap office. No need for expensive wooden private office partitions let alone any other amenities that might speak of permanence. » Comme rappels du « capitalisme illuminé » de la Silicon Valley, des tables de babyfoot et un flipper orné de motifs issus des comics Batman ont été installés près des studios.
Au-delà de la tension entre concentration et communication, cet agencement en open space pose un problème comptable. À partir de 2021, RTL-Télé sera subventionné jusqu’à dix millions d’euros par l’État ; or comment garantir que l’argent public aille exclusivement à la production télévisée, sachant que les rédactions radio, télé et internet viennent d’être spatialement fusionnées ? Interrogé à ce sujet à la Radio 100,7, le nouveau CEO de RTL-Lëtzebuerg, Christophe Goossens, évoquait des « mécanismes spéciaux » et une « comptabilité analytique » : « Les gens peuvent travailler ensemble tout en faisant une distinction analytique, expliquait-il. Une personne X peut faire le split en travaillant à un certain pourcentage pour un media et à un certain pourcentage pour un autre média. »
La tour est remplie à ras-bord de technologies de pointe. RTL-Group a mis les moyens, déboursant des dizaines de millions d’euros : centres de données flambants neufs, caméras-robots ressemblant à des autos-tamponneuses, mur LED de vingt mètres carrés, studio virtuel tout en vert... Les nouveaux studios opèrent avec video-over-IP, un choix risqué, tant cette technologie d’avant-garde reste peu éprouvée. Dans un reportage diffusé le soir de l’inauguration sur RTL-Télé, la journaliste assurait à quatre reprises que « l’euphorie » régnerait dans les rédactions. Mais, aux étages inférieurs de la tour, auprès des techniciens et journalistes, la nervosité et l’agitation face aux nombreux bugs sont palpables.
Dans le KB1, la salle de réunion accueillant le conseil d’administration prenait la forme d’une somptueuse pièce ovale coiffée d’une coupole. Cette salle de prestige, qui prenait tout la largeur d’une aile, était bourrée de gadgets high-tech et d’écrans. Le contraste avec la salle de réunion au quatorzième étage de RTL-City est saisissant. Conçue par Moreno Architecture, la pièce, étonnamment petite, se veut puriste et sobre, mais dégage un air de corporate ennui et de Sachlichkeit protestante. Les apparats du pouvoir en sont absents, tout est en blanc et en gris, aucun tableau n’orne ses murs Au fond, une grande télévision a été installée. La vue, par contre, est impressionnante. Elle donne sur des champs, des résidences de la SNHBM et sur les inévitables tours de refroidissement de la centrale de Cattenom.