L’exposition Jannis Kounellis, à la Fondazione Prada à Venise (jusqu’au 24 novembre prochain), est la première rétrospective dédiée à l’artiste après sa mort en 2017. Le commissaire, Germano Celant – qui a connu Kounellis puisqu’ils ont travaillé ensemble pendant plusieurs décennies est, entre autres, le théoricien de l’Arte Povera. L’exposition rassemble une soixantaine d’œuvres réalisées de 1959 à 2015.
Immersion immédiate On entre dans l’univers de l’artiste à travers la combinaison caractéristique de toute son œuvre entre le réel et le conceptuel ; et l’on se retrouve vite comme dans un au-delà du monde, mais qui nous est familier. Le travail de Kounellis exprime en effet son histoire même : un processus qui était à la fois une expérience intérieure et une manière de s’engager artistiquement, socialement et politiquement. L’œuvre est à toujours marquée par la vitalité questionnante, exigeante et généreuse de l’artiste.
Un cheminement historique guide le visiteur dans l’exposition, mais sans à aucun moment devenir didactique. Au contraire, la déambulation à travers les œuvres dévoile les questionnements philosophiques, artistiques et humanistes tels qu’ils ont préoccupé l’artiste tout au long de son parcours.
En 1956 Kounellis a vingt ans, il quitte alors avec sa femme la Grèce pour Rome. Ce voyage cristallise, déjà, son rapport au lourd bagage personnel mais surtout historique qu’il porte en tant que grec : il s’agit d’un aller simple et conscient vers le futur, vers l’ouest, vers une transformation existentielle.
Ses premiers travaux (1960-1966) s’intéressent à la ville. Il peint alors les signes et les images qui forment le langage urbain. Au fur et à mesure il les travaille comme des compositions musicales, dans une volonté de déconstruire le langage. Il inscrit par exemple « Giallo » (qui en italien veut dire « jaune ») en couleur rouge sur le canevas. Cet acte, qui marque la transformation du signe en sonorité, provoque dans sa démarche la sortie de l’art en dehors du canevas.
Kounellis se radicalise ensuite avec le passage au vivant. Des éléments naturels tels que la terre, la laine, les cactus, un perroquet, le charbon, douze chevaux, le café… entrent dans sa pratique. Le contraste qu’il met alors en place entre les supports formels et rigides qu’il crée (et qui ne sont pas sans rappeler le minimalisme et le rationalisme américains) et l’attention qu’il porte à la sensorialité (et donc à la corporéité) devient alors la manifestation d’une singularité et d’une authenticité absolues.
L’art comme force Passant du langage pictural à l’expérience sensible des éléments (dans les années 1970 le son, des musiciens et des danseurs sont présents dans ses expositions), il continue à développer la dimension corporelle de son œuvre à travers son intérêt pour l’odeur (le café, puis la grappa entre les années 1970 et 1980). C’est en avançant dans l’exposition que l’on comprend que ce qui semblait être un contraste est en réalité la mise en œuvre d’une pensée dialectique entre stabilité et instabilité, entre la fragilité de l’organique et la force du poids, de la permanence et de l’artificialité des structures industrielles sur lesquelles l’artiste présente les éléments naturels. Il s’agit d’une posture intègre et critique qui s’oppose au consumérisme, au monumentalisme et qui, à travers l’usage de la gravité, évoque le poids de l’histoire (et de l’histoire d’une esthétique). Cette dialectique qui n’est pas sans évoquer la relation entre galeriste et artiste (notamment lorsqu’il expose ses douze chevaux à Attico), devient une réflexion qui oppose les mécanismes bourgeois de l’art à la rébellion d’un art conçu comme force féconde.
C’est à peu près à la même époque (1967) qu’apparaît dans le travail de l’artiste la combustion, le feu, comme allégorie de la purification, ou encore comme marque de la transformation d’une situation qui doit changer.
Tradition et futur Le développement du rapport personnel et engagé de Kounellis avec la culture et l’histoire s’exprime aussi à travers les portes que l’on ne peut franchir car il les condamne. La porte, symbole du désir constant d’aller vers l’avant, est fermée : par des pierres, du métal, du plomb. C’est la manière de l’artiste de mettre l’accent sur l’inconnu dans sa dimension transcendante.
La condition humaine Kounellis vit et construit son œuvre entre l’orient et l’occident, et entre l’antiquité et la contemporanéité. Or, le rapport à l’humain, à son échelle, à son espace de vie, à sa maison, reste une constante. L’exposition se développe ainsi dans une relation subtile avec la Ca’ Corner della Regina qui réitère avec fidélité ce mode de penser de l’artiste.
Parmi ses travaux qui expriment l’espoir, l’on trouve également des travaux qui expriment la perte totale de la foi. C’est le passage du feu, de son énergie, de la présence de l’artiste, des odeurs et des signes, vers leur graduelle disparition. La présence de l’artiste devient alors un chapeau et un manteau noirs accrochés sur un porte-manteau (le poids encore) et la transformation, au bout de la combustion, devient couleur or.
Le commissariat de cette exposition est certainement marqué par les années de collaboration (et d’histoire de l’art) que l’artiste et le théoricien de l’art ont parcourues ensemble, mais aussi par la présentation de l’archive dans l’exposition de manière à la fois discrète, inspirante et importante : entre les salles, des panneaux présentent des photographies d’expositions de Kounellis qui mettent les œuvres dans leur contexte initial. Les citations qui y figurent donnent la parole à l’artiste, qui ne décrit jamais ce que l’on voit, mais qui développe ses réflexions, au fil des salles, comme s’il était présent et nous chuchotait à l’oreille … Le commissariat est en réalité caractérisé par une posture : ne pas chercher à se réapproprier la vitalité de Kounellis, mais plutôt essayer de transmettre la manifestation de sa force magnétique.