Il avait toujours voulu devenir militaire. Mais l’héritier du Grand Hôtel Cravat a accepté son destin social, « par éducation », dit-il. Il savait que « c’était au premier fils de reprendre la boutique ». Carlo Cravat a grandi dans l’hôtel dont il porte le nom et il continue d’y vivre à un des derniers étages. La cinquantaine, il s’exprime dans ce singulier mélange de distinction et de familiarité, typique des bijoutiers, hôteliers et commerçants de la Haute Ville. Carlo Cravat évoque la succession et l’héritage, ces histoires « très délicates » d’argent et de famille.
Yvette Cravat, la matriarche, tient l’encombrant navire Cravat. À son départ, il risquera de sombrer. Le Grand Hôtel aura vu passer les SS, suivi par le général Bradley et le correspondant de guerre Ernest Hemingway (qui y passa un Noël 1944 alcoolisé). Puis, durant la guerre froide, trois astronautes américains qui avaient marché sur la lune (« la deuxième équipe », précise la patronne) et la nomenclature de l’État CSV. Les hôtes et les décors du Cravat rappellent les films de Buñuel. À midi, on peut encore y apercevoir le procureur d’État, l’archevêque et l’ancien Premier ministre (même s’ils ne déjeunent pas à la même table). Signe funeste, à la fin de l’année, la brasserie de l’hôtel fermera, laissant quatorze employés sur le carreau, dans l’attente d’un repreneur, dont Carlo Cravat répète à envi qu’il souhaite que ce soient des Luxembourgeois.
« Il faudrait presque voter une loi interdisant aux propriétaires d’une entreprise familiale d’avoir plus d’un enfant », dit Carlo Cravat. L’hôtel fut fondé par ses arrière-grands-parents au tournant du siècle passé, et la première transmission à son grand-père, enfant unique, s’était faite sans accrocs. La deuxième transmission fut déjà plus délicate, son père devait payer la moitié de la valeur de l’hôtel à sa tante. « On a quasiment fini de rembourser », lâche la mère. Le fils reprend : « Dat Geld feelt fir an de Betrib ze botteren ». Pour la prochaine succession (la troisième dans l’histoire de l’hôtel) il faudra trouver un accord entre les deux enfants Cravat. Or, rien que le terrain sur lequel se dresse le Cravat doit valoir des dizaines de millions. « Le jour où je serai seul avec ma sœur et qu’un de nous deux réclamera sa part pour finir ses jours sur grand pied, on n’aura d’autre choix que de faire le partage et de payer », dit Carlo Cravat. Or, au prix du foncier, obtenir un retour sur l’investissement n’est plus envisageable. « Il faudra alors soit vendre à un fonds qatari soit louer à un exploitant. C’est une histoire qui se rejoue à toutes les générations. Et, malheureusement, les entreprises familiales en meurent les unes après les autres ».
Les héritiers de dynasties hôtelières ont souvent recours à l’exemple des fermes paysannes pour décrire « la grandeur et la servitude de l’entreprise familiale ». Non seulement parce que, historiquement, le cruel droit de la primogéniture était garant de la survie de l’entité économique, mais aussi parce que, aujourd’hui, vendre le terrain s’avère souvent plus lucratif que de continuer à l’exploiter. En avril, le propriétaire de l’hôtel Albert 1er vendit, après juste cinq ans et beaucoup (trop, disent d’autres hôteliers) d’investissements. Au prix du foncier, la tentation de vendre était trop forte. Un des plus beaux hôtels de la Ville fut ainsi rasé pour faire place à des penthouses haut standing et à des bureaux. Le Rix, boulevard Royal, et le Delta, rue Adolphe Fischer, se retrouvèrent devant un casse-tête familial : À la mort des parents, il aurait fallu dédommager une partie de la famille pour que l’autre puisse continuer à exploiter l’hôtel. Or, cela aurait signifié contracter une dette de plusieurs millions d’euros. Alors, on préféra vendre. François Koepp, dont la famille gérait l’hôtel Delta, évoque « une succession non-réglée » à l’origine de la chute. Il devint secrétaire général de l’Horesca où il succéda à Jean Schintgen, qui avait géré pendant quelques années l’Hôtel Schintgen avant de mettre la clé sous la porte. D’une certaine manière, l’Horesca ressemble à un old boys’ club de l’hôtellerie luxembourgeoise. Des héritiers malchanceux, mais connaissant les rouages médiatiques et politiques.
Dès son origine, le partage égal de l’héritage, consacré par le Code civil en 1804, fut pensé et revendiqué comme instrument égalitaire qui devait briser le pouvoir de la noblesse et empêcher la constitution de grandes fortunes héréditaires. « L’effet de la législation qu’on propose, sera, dit-on, le morcellement des héritages ; mais ce n’est qu’un bien, dans l’intérêt public ; il augmente le nombre de propriétaires », écrivait en 1805 Jacques de Maleville, un des rédacteurs du Code Civil. Car, précisa-t-il, une démocratie « doit toujours tendre à diviser les fortunes pour se conserver. » Ce principe issu de la Révolution française risquera d’être sacrifié sur l’autel des intérêts de la place financière. Le projet de loi sur la fondation patrimoniale introduira dans la législation luxembourgeoise un produit financier conçu pour protéger les transmissions des grandes fortunes familiales en contournant quelques règles de succession. Le projet de loi tente le grand écart entre trust américain et Code civil et crée un nouvel îlot dérégulé au cœur de l’Europe. Modifié suite aux critiques d’incompatibilité avec le droit successoral national formulées par le Conseil d’État, le projet de loi a passé le cap de la Commission des Finances et du Budget le 3 novembre. 72 heures plus tard éclata la bombe « Luxleaks ». Craignant la colère de Bruxelles et préférant attendre la nouvelle directive anti-blanchiment, le projet de loi a été mis temporairement au frigidaire législatif.
L’hôtellerie est le secteur économique où se reflètent le plus fidèlement les hauts et les bas de la place financière. Quand les banques toussent, les hôtels attrapent la grippe. 57 pour cent des nuitées sont à mettre sur le compte du tourisme d’affaires, tendance à la hausse. Les années 1980 marquèrent un âge d’or de l’hôtellerie au Luxembourg. « Certains hôteliers ne voulaient pas le croire, mais les ,touristes’ étaient souvent des clients de banques venus encaisser leurs coupons. Ils restaient deux ou trois jours, allaient manger dans des restaurants chics, firent des courses puis repartaient », estime François Koepp. Carlo Cravat, lui, évoque « la clientèle belge venue visiter tante Lulu ». Un ancien hôtelier de la ville se rappelle « ces clients venus compter leur argent ». Et d’ajouter : « Les évadés fiscaux, c’était le marché qu’il fallait choper, car ils dépensaient énormément. » La secrétaire d’État à l’Économie Francine Closener (LSAP) pense que « l’un ou l’autre hôtel va probablement sentir la fin du secret bancaire ». Mais elle se veut optimiste et ajoute : « Nous allons compenser ces départs. Les touristes passés une fois au Luxembourg reviennent toujours. »
L’année 2008 restera comme une année horrible dans les annales de l’hôtellerie. On ne l’évoque pas sans un certain frisson : « C’était comme à la guerre, les prix ont chuté de plusieurs dizaines de pour cent », dit l’un, « moins un quart de rentrées, c’était phénoménal », dit un autre. Soudain, les banquiers envoyés au Luxembourg par leur maison-mère surveillaient leurs dépenses. Finis les banquets somptueux et les suites d’hôtels quatre étoiles. Nouvel emploi du temps : Arrivée au Findel au petit matin, taxi vers le Kirchberg, rendez-vous, rapide casse-croûte, encore des rendez-vous, puis retour au Findel pour attraper le dernier vol vers Londres ou Francfort. Pire, certains banquiers découvrirent la vidéo-conférence et finirent par rester chez eux. Restait un autre pilier de la place financière : l’optimisation fiscale. Pour qu’une société soit considérée comme luxembourgeoise, un seul critère de substance à remplir : les décisions doivent être prises sur le territoire grand-ducal. Les administrateurs des sociétés sont donc tenus de se déplacer de temps à autre pour une réunion expresse.
Le secteur s’est lentement remis de la crise financière. Aujourd’hui, il bat de nouveaux records. Selon MKG Hospitality, dont les chiffres mensuels font figure de thermomètre du secteur, le Luxembourg a enregistré cette année un taux d’occupation de 75 pour cent. Depuis 2012, aucun nouvel hôtel n’a vu le jour et une augmentation des voyageurs a pu se traduire en gain net pour les hôtels implantés. Or, le prix d’une nuitée reste assez bas (94 euros en moyenne), tributaire de la guerre des prix que s’étaient livrée les hôteliers en panique suite à la crise. Mais le constat reste, les chiffres sont bons, très bons mêmes. Et la Présidence européenne, qui débutera l’été 2015 promet une nouvelle année de boom pour le secteur. Jusqu’ici, en attendant que se fasse ressentir l’impact du choc « Luxleaks », tout va donc pour le mieux.
Or, cette croissance pourrait passer à côté des anciens hôtels, qui ont souvent omis d’investir dans des travaux de rénovation. Charme discret et décadent pour les uns, ambiance glauque et désuète pour les autres. « Le Rix, un soir de novembre, ça donnait envie de se tirer une balle. Quant au Royal, j’aurais hésité à marcher sans chaussettes sur le tapis plain », dit ainsi un hôtelier. L’hôtel Le Royal, usé par les années, tente en catimini sa grande mue avant la présidence (tout en licenciant six employés). Beaucoup poursuivaient une stratégie à court-terme et préféreraient retirer le maximum et investir le minimum. « Il faut dire que beaucoup d’hôteliers sont à l’affût du bénéfice rapide », concède le manager d’un hôtel de taille moyenne. D’autres, comme l’Hôtel Alfa, poursuivaient une stratégie du taux d’occupation maximal en baissant les prix et en déviant les flux des tour operators chinois. Pour survivre aux années de disette, dit le directeur de l’Alfa, il fallait « créer du volume ».
Dans la petite scène de l’hôtellerie autochtone, Marcel Goeres traîne une réputation de tycoon. Ce lundi matin, il est attablé dans la salle à manger couleur pastel de son hôtel. La vue donne sur le parc de Merl, mais Goeres, âgé de 77 ans, consulte le taux d’occupation de ses quatre hôtels. Il a l’air satisfait : le 5 décembre, son groupe avait enregistré le même nombre de nuitées que pour toute l’année 2008, et il lui restait trois semaines. Le nucleus de son groupe hôtelier était constitué de sa maison natale et avoisinante. Or si Goeres a pu prospérer, c’est grâce à sa bonne collaboration avec les grands propriétaires fonciers. Il signa des baux sur plusieurs dizaines d’années avec l’archevêché (Parc Belle Vue et Parc Plaza, derrière le Centre Convict) et le Fonds de rénovation de la Vieille Ville (Parc Beaux Arts, à côté du Musée national d’histoire et d’art). Au Luxembourg, l’hôtellerie haut de gamme entretient des liens étroits avec d’autres segments du luxe, dépendant eux aussi des touristes. Le neveu de Marcel Goeres, Robert, gère ainsi Goeres horlogerie, tandis que l’hôtel cinq étoiles Le Place d’Armes appartient à la fille du propriétaire de la bijouterie Molitor.
Croître ou mourir, telle semble la devise du groupe Goeres. Dans cette course à la taille critique, il monta une équipe de commerciaux faisant la ronde auprès des instituts culturels et des établissements financiers pour les convaincre de loger leurs hôtes à son enseigne. Il se mit à collectionner les informations sur le nombre de nuitées à une date donnée, qu’il combina à des facteurs météorologiques, pour pouvoir ainsi prédire les taux d’occupation probables et fixer un prix optimal. Or, le groupe Goeres fondé en 1993 commence à se lézarder. En l’espace de quelques années, il aura perdu quelques-unes de ses meilleures implantations (qu’il devait en grande partie à la Ville) : la cafétéria du Musée d’histoire de la Ville et sa terrasse sous un hêtre majestueux, le pavillon au milieu du lac des canards bétonné dans le parc de Merl et l’Art Café dans la cour intérieure du Théâtre des Capucins.
En 2010, Marcel Goeres avait investi deux millions d’euros pour ouvrir un somptueux hôtel dans le château de Schengen appartenant à la Congrégation Sainte-Elisabeth. Une bonne affaire : en 2013 le chiffre d’affaires se montait à environ 2,5 millions d’euros. Or, sa collaboration avec les sœurs tourna au vinaigre. En juillet 2014, le CA de la Congrégation résilia le contrat, dans l’espoir de vendre le terrain. Les Sœurs – ou leurs conseillers – demandent quatorze millions d’euros.
Sur les dernières décennies, les grandes chaînes ont peu à peu occupé le marché, évinçant la concurrence locale. Au Luxembourg, le groupe Accor domine. Dans les années 1990, la multinationale française avait envoyé Ralph Radtke, un de ses managers les plus agressifs, prendre d’assaut le marché luxembourgeois. « Je me souviens de ma première rencontre avec lui, relate le patron d’un hôtel luxembourgeois. Il m’a dit d’entrée : ,Lorsque je partirai vous aurez appris à me haïr’ ». Radtke avait débarqué au Grand-Duché avec un objectif précis, « ambitieux, mais réaliste au vu des atouts du pays » : ouvrir chaque année un hôtel sous la bannière Accor. Dix ans plus tard, il avait décliné toute la gamme Accor, du bas vers le haut de gamme : Ibis, Mercure, Novotel, Sofitel.
« Les chaînes internationales sont bénéfiques pour le Standuert », dit Anne Hoffmann de l’Office national de tourisme, tout en regrettant que certains grands noms, comme le Hyatt, manquent toujours. D’autres « big players de l’hôtellerie » lorgneraient vers le Luxembourg, affirme de son côté Francine Closener. Au vu des bonnes performances du marché luxembourgeois, cela ne semble pas surprenant. « Or ce qui les empêche de venir, ce sont les prix immobiliers », affirme Closener qui dit avoir testé plusieurs pistes ; « mais rien n’est encore officiel ». La menace de se faire condamner pour aide d’État a réduit la marge de manœuvre politique.
Un hôtel affilié à une chaîne a plusieurs avantages sur l’hôtel familial : il utilise une infrastructure informatique partagée, a recours à toute une panoplie d’experts dans les structures centrales et profite d’un marketing et d’un nom de marque internationalement reconnaissables. Et les chaînes ont les capacités pour pleinement profiter du tourisme de congrès que veut développer le gouvernement. Leur business model est une science à part. Elles sont très rarement propriétaires des terrains, ni même des immeubles qu’elles occupent. Ainsi, un des facteurs qui explique la percée d’Accor au Luxembourg, sont ses bonnes relations avec les propriétaires des immeubles. Pour le Sofitel ou le Novotel du Kirchberg, le Fonds Kirchberg signa un bail emphytéotique de cinquante ans avec Continental Motor Inns Luxembourg, qui bâtit l’hôtel, suivant au centimètre près les conditions d’Accor qui finira par l’exploiter. « L’immobilier, ce n’est pas notre business. Et les investisseurs ne connaissent souvent rien à l’hôtellerie », explique le manager d’un hôtel de taille moyenne. Au Luxembourg, le foncier reste faiseur de rois.