Quand on pense danse et bande dessinée, on pense à Polina de Bastien Vivès, même il n’est pas de bon goût de parler de Vivès ces derniers temps. Malgré son talent à raconter des histoires percutantes, le type connait un revers de médaille. Dans Polina, il dessine l’histoire d’une jeune danseuse russe sous tutelle d’un professeur exigeant, voire absolument borderline. La bande dessinée raconte les sacrifices passionnels que peut endurer une danseuse à l’aube de sa carrière. Awakening the Body, la bande dessinée d’Anne-Mareike Hess et Luca De Vitis, aborde aussi la danse par le prisme du 9e art, mais fait entendre cet art d’une toute autre manière. Dans leur ouvrage ils personnifient chaque pièce chorégraphique en une héroïne et un trio pour non pas sauver le monde mais l’éveiller corporellement.
Lancé le 1er juin dernier, Awakening the Body est une bande dessinée de cinquante pages, publiée et exposée en planches dans le foyer de Neimënster. Une œuvre autonome et collaborative entre deux artistes pour poursuivre les thématiques de la chorégraphe, explorant encore et encore, le corps féminin et son expression à travers la danse et l’art visuel. Une collaboration artistique courageuse avec le dessinateur Luca De Vitis, alias The Holy Garbage, qui donne vie graphiquement à l’univers de Anne-Mareike Hess. Le duo transforme des trois personnages chorégraphiques que sont Warrior, Dreamer et Weaver en héros de BD, à la manière de trois fantastiques. Dans Awakening the Body l’énergie de la danse est palpable dans chaque case de ce scénario graphique. Les images dessinées bougent d’elles-mêmes dans un rythme soutenu et nous emportent dans une lecture courte mais vivante.
L’histoire est celle d’un monde dystopique, voire une uchronie en devenir. Pourtant, les héroïnes de cette histoire ne sont pas là pour « le sauver », comme elles le précisent, mais pour « rétablir la connexion » et pour se faire elles doivent « réveiller » les corps. Ce court résumé fait sourire tant il s’inspire des comics un brin surannés d’un autre temps, malgré son évidence actualité. Si le monde dépeint par Hess et De Vitis est un cauchemar calqué sur notre réalité, il n’en reste pas moins fantasmagorique et consent de laisser l’œuvre graphique faire son office. Le propos est le même que celui des œuvres chorégraphiques. Traité avec la justesse d’un autre média, il devient aussi et surtout une bande dessinée. Et comme les trois figures le disent, à la manière d’une bande de super-héroïnes aux super-pouvoirs, « nous ne sommes pas des êtres humains ! Nous sommes l’incarnation de votre propre force vitale, les gardiens de votre pouvoir : ‘la capacité à se connecter les uns aux autres’, ‘l’imagination, l’empathie, le désir’, ‘la force, le courage, l’action’ ».
On le rappelle, Anne-Mareike Hess, chorégraphe et danseuse luxembourgeoise, sort d’un cycle de création de trois pièces, Warrior en 2018, Dreamer en 2021 et Weaver en 2023, explorant l’identité féminine en s’inspirant de la mythologie et de la culture populaire. Ces trois œuvres chorégraphiques sont la source du roman graphique, façonné des mains habilles de Luca De Vitis. Alors, Awakening the Body en bande-dessinée, ça va vite, très vite. Quand on connait le parcours de Anne-Mareike Hess sur sa trilogie, on s’étonne d’une histoire certes pleine d’une belle vivacité, mais un peu vite pliée. Quoi qu’il en soit, les éléments phares de son travail quinquennal sont là. Les corps d’abord : chaque personnage est graphiquement imaginé tel que le parti pris chorégraphique le voulait à la scène. Warrior, imposante, sous forme de quadrilatère qui grossit à sa guise ; Dreamer anamorphique, nébuleuse, liquide et flottante ; et Weaver, sculptée dans la moelle de la danseuse contemporaine, rapide et perspicace… Trois sœurs venues éveiller les corps dans un roman visuel en mouvement perpétuel, et où les corps se meuvent et s’éprouvent.
On regrette que les présentations nous avaient mis l’eau à la bouche avec des planches en couleur. Le coloriste y est virtuose, et vraiment la couleur définit les personnages comme les décors, les jeux d’ombre et de lumière offre sublimation au récit bédéiste. Mais le noir et blanc domine. On le sait, il permet une économie de taille et donne l’opportunité aux artistes de condenser leur histoire pour une plus grande efficience narrative.
Lisez-le avec boulimie, ça prend moins d’une demi-heure, mais assurez-vous si vous le pouvez de poursuivre l’aventure devant l’une des scènes où Anne-Mareike Hess performe sa trilogie, en tout ou partie. Maintenant reste à trouver ou ranger ce petit livre, dans la bibliothèque « scénique » ou « graphique » ?