Le dessinateur qui monte, qui monte, qui monte

d'Lëtzebuerger Land du 22.11.2024

Le rendez-vous avec Antoine Grimée est donné à la Bouneweger Stuff. Un café choisi pour sa proximité avec Radio Ara où le dessinateur a rendez-vous juste après, pour une autre interview. Car depuis la sortie de L’Arnaque des nouveaux pères, celui qui se faisait encore appeler Tunn il n’y a pas longtemps, est très demandé. Certes dans le petit monde du neuvième art, il n’y a pas de paillettes, pas de clinquant, pas d’extravagances. Mais à 32 ans, l’auteur luxembourgeois a clairement passé un palier professionnel et percé le plafond de verre auquel se sont confrontés jusqu’ici les différents acteurs grand-ducaux de BD.

En passant chez le prestigieux éditeur Glénat, fini l’autoédition, les tirages confidentiels, la distribution personnalisée, la promotion faite avec les moyens du bord… « Passer à une vraie édition, ça change une vie. On voit qu’il y a une machinerie énorme derrière, que ce soit au niveau de la distribution, de la communication, de la présence en librairie, de l’invitation en festival, des retours médiatiques… » explique Antoine Grimée. Il a dessiné les 170 pages de L’Arnaque des nouveaux pères, un album documentaire réalisé avec Stéphane Jourdain et Guillaume Daudin, sur la charge mentale et la répartition toujours déséquilibrée des tâches domestiques et parentales dans les couples. Il poursuit : « On est sur un premier tirage à 12 000 exemplaires et, alors que l’album est sorti il y a à peine deux mois, on est déjà à la troisième réédition. C’est énorme », note l’artiste. Il est encore étonné de voir que Le Monde, Libération ou encore Arte ont parlé de son travail, mais aussi de trouver son album « dans toutes les Fnac et dans les Relay de toutes les gares. »

Un plaisir décuplé quand il repense au fait que, pour ses précédents albums, comme De Coyote am Schofspelz, D’Geheimnis vum verschwonnene Sall et une partie de l’album collectif Fortific(a)tions. « J’avais les stocks dans ma cave et je faisais la distribution moi-même. Quand j’arrivais à convaincre un libraire de prendre mon album, il en prenait trois exemplaires. Et peut-être que, quand je repassais deux mois plus tard, je pouvais en remettre trois. Cela prend beaucoup de temps et d’énergie que tu n’utilises pas pour créer » note-t-il.

Ce grand changement, Antoine Grimée le doit, certes à Glénat, ainsi qu’aux deux journalistes qui ont initié ce projet d’album, mais en partie aussi à Esch2022. « J’ai participé à un atelier à la Maison des jeunes à Esch et, complètement par hasard, il y avait un agent littéraire qui était là. Il a trouvé que ce que je racontais était intéressant et je lui ai montré Fortific(a)tions et les trucs que je faisais pour la presse (Antoine Grimée dessine régulièrement pour le Wort, ndlr). Il m’a demandé si ça m’intéresserait qu’il me propose des projets ». Bien évidemment le dessinateur a accepté. Un choix payant.

Les deux premiers projets arrivés entre les mains du Luxembourgeois n’ont pas abouti, puis, il est arrivé sur L’Arnaque des nouveaux pères. « Les deux auteurs sont journalistes. Ils étaient à la recherche d›un nouveau dessinateur qui sache aussi un peu scénariser, qui trouve les pirouettes graphiques et qui donne à leurs recherche journalistiques un côté léger », se rappelle le dessinateur que les lecteurs voient d’ailleurs débarquer dans le récit à la page 174 de l’album.

Le projet lui a pris deux ans, dont « huit, neuf mois » de pur dessin, « si j’avais fait tout d’une traite » précise-t-il. Le dessin, justement, est assez simple, proche de la ligne claire, avec des aplats de couleurs et aussi quelques fonds laissés blancs. « C’est quelque chose qui se fait beaucoup dans la BD de reportage » note le principal intéressé qui a tout de même tenu à proposer des décors et à s’intéresser aux détails. « J’aime qu’on puisse suivre les protagonistes dans un Paris qu’on connaît, dans une Suède qu’on peut reconnaitre ». Et puis, il l’avoue sans détours : « Je voulais un peu me prouver à moi-même que j’arrivais à faire de beaux dessins ; surtout que c’était pour Glénat !». Sans aller vers le réalisme, il a donc tenu à soigner ses cases, ses mises en page. Le Luxembourgeois qui venait de mettre un pied dans le monde de l’édition franco-belge, tenait « à leur montrer ce (qu’il sait) faire » tout en cherchant « un équilibre entre beaux dessins et travail d’efficacité ».

Un style en tout cas bien différent de que le dessinateur avait montré dans ses précédents albums. Un côté caméléon de la BD qui complique, souligne-t-il la mise en place d’une fanbase, mais qui permet à cet ancien du lycée Michel Rodange, « de ne pas m’emmerder sur ma table à dessin ». Là où certains dessinateurs cherchent des histoires qui correspondent à leur style, Antoine Grimée cherche plutôt un style qui correspond à chaque histoire. Une variété, une qu’il a apprise à l’École de recherche graphique (ERG) à Bruxelles où il a fait son bachelor, puis son master. Des styles variés inspirés par les nombreuses BD lues à la maison depuis son plus jeune âge – « mes quatre grands-parents sont belges, et on avait gardé, dans la famille, cet belgitude de la BD » –, inspirés par certains de ses profs, mais aussi par ses maîtres spirituels que son Hugo Pratt (Corto Maltese), Enki Bilal (La Trilogie Nikopol, La Tétralogie du Monstre…), Guy Delisle (Chroniques de Jérusalem, Le Guide du mauvais père…) ou encore Emmanuel Guiber (La Guerre d’Alan, Le Photographe…).

Il se rappelle : « j’ai toujours aimé dessiner, depuis tout petit ; j’étais un enfant assez agité et ça me calmait ». Une idée peut-être pour de nombreux nouveaux pères et nouvelles mères… Calme, il le demeure encore aujourd’hui. Le succès de L’Arnaque des nouveaux pères ne semble pas lui monter à la tête. Ce succès est pour lui avant tout une possibilité de trouver d’autres projets intéressants – le prochain devrait être en lien avec la vulgarisation scientifique –, puis, pourquoi pas un jour, « quand les enfants seront plus grands et que j’aurais moins à penser aux lessives et à quoi leur faire à manger », en tant qu’auteur complet.

Un succès, Antoine Grimée l’espère, qui permettra aussi à la petite scène BD du Luxembourg, regroupée désormais dans l’asbl « D’Frënn vun der 9. Konscht », d’être mieux considérée au niveau national et mieux reconnue au-delà de nos frontières.

Pablo Chimienti
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