Ils sont enthousiastes. Aussi bien les journalistes que les politiques de l’époque soulignent la « modernité » de la construction, la lumière dans laquelle baignent les « pavillons » du sous-sol, l’urbanité que symbolise la tour de neuf étages, la connexion du bâtiment avec ses voisins et le dégagement de la vue sur la Poste, faisant de la place et de sa gare routière un point névralgique, regroupant également des services administratifs de la Ville en un seul lieu. Nous sommes à la fin des années 1970, Colette Flesch (DP) est maire de la capitale, Gaston Thorn (DP) Premier ministre avec ce gouvernement historique sans le CSV, qui avait la grande ambition de « moderniser le pays ». Dans le sud, la sidérurgie, « cette industrie crépusculaire » perd en vitesse, peu à peu, la Ville de Luxembourg gagne en influence, construit sa place financière, et le boulevard Royal « allait refléter l’image d’un pays moderne ouvert sur l’avenir » (Robert L. Philippart), avec des bâtiments en hauteur, Forum Royal, KBL, agence Arsenal et Hamilius.
Aujourd’hui, la majorité gouvernementale sous Xavier Bettel (DP) règne à nouveau sans le CSV, on la dit à nouveau historique, l’économie s’est encore un peu plus dématérialisée, est faite de rulings fiscaux, de commercialisation de brevets et de cloud computing, et les quadras au pouvoir promettent à nouveau de « moderniser le pays ». La capitale est dirigée par Lydie Polfer (DP) et cette nouvelle modernité, plus moderne encore que celle d’il y a quarante ans, est symbolisée par un gigantesque complexe immobilier en verre qui accueillera commerces, logements et bureaux. Ce lundi, le conseil communal a donné son feu vert définitif au projet et aux différents contrats qui lieront le promoteur Codic à la capitale, propriétaire des terrains. Dont notamment un bail emphytéotique sur 75 ans, qui rapportera 102 millions d’euros à la Ville. Le vote de la convention avec une large majorité DP, Verts, CSV et LSAP – la Gauche, craignant une gentrification supplémentaire du centre avec ce « temple de la consommation », a voté contre – ouvre la voie à la démolition du bâtiment Hamilius, qui devrait commencer au début de l’année prochaine.
Retour sur l’histoire d’une construction aussi emblématique que mal-aimée. Depuis l’ouverture du Pont Adolphe, en 1903, le boulevard Royal, ancien passage vers la campagne, était devenu un axe central de la capitale, permettant de relier assez facilement la Ville Haute et le plateau Bourbon. Sur la place du même nom, l’école Aldringen, érigée en 1884, fut la plus moderne à accueillir les enfants de la capitale. Durant la Première Guerre mondiale, elle fut même transformée en quartier général de l’armée allemande du général Von Moltke. Dans les années 1970, dans le souci d’un regroupement des services administratifs de la Ville, dispersés un peu partout sur le terrain de la capitale, mais aussi de modernisation de l’enseignement, la Ville décide de raser l’école et de faire ériger un « centre civique » à la hauteur du temps sur le terrain qui lui appartint depuis la fin du XIXe siècle.
Dans les dossiers bien rangés des archives de la Ville, on retrouve les courriers échangés entre les édiles communaux et ses services – mais aussi, déjà, quelques offres d’acquisition d’investisseurs intéressés à ce terrain central valant de l’or. On y trouve par exemple la longue liste des services à reloger au Centre Hamilius : la recette communale, la mécanographie, l’office social, certaines sections du commissariat de Police, le bureau de la population, la bibliothèque, les services industriels, l’administration des travaux et le service de l’architecte. En septembre 1970, l’architecte-directeur du service, Joseph Kons, recommande un groupe d’architectes pour la construction, à savoir René Schmit, André Haagen et Jean Ewert. « Les deux jeunes coéquipiers, MM. Haagen et Ewert, qui se sont signalés déjà par leur verve et leur richesse d’idées, sortent de la même école que M. Schmit, écrit-il. On peut donc présumer qu’ils formeront une bonne équipe, où l’expérience et le talent d’organisation de l’aîné sauront orienter au mieux la fougue de la jeunesse ». Avant de conclure sur une « obligation morale envers M. R. Schmit » qui avait dépanné à deux occasions la Ville dans « des affaires largement compromises et sans grand bénéfice pour lui ». D’abord estimé à 135 millions de francs, le bâtiment en coûtera finalement 230 millions (5,7 millions d’euros).
René Schmit, diplômé de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles et grand admirateur de Le Corbusier, avait fait ses premières armes au Congo Belge, avant de revenir s’installer au Luxembourg, où il avait notamment construit les bâtiments modernistes de l’église de Bridel et la chapelle du Cimetière de Merl, mais aussi le Lycée technique d’Esch-sur-Alzette, conçu en parallèle à et dans la même philosophie que le Centre Hamilius. Rationalisme et sérialité, utilisation du béton, recours à des éléments structurants, comme les lamelles en acier qui ornent la façade et font fonction de brise-soleil, pour conférer une unité à un bâtiment accueillant des fonctions si disparates. Bien que plus élevé que les 18 mètres érigés en norme par le plan Vago, le Centre Hamilius avec ses trois éléments de quatre, six et neuf étages respectivement, prolonge cet axe urbain désormais défini par les nouveaux bâtiments qui ont brutalement remplacé l’architecture historique du boulevard Royal. Car ce que les historiens de l’architecture ont aujourd’hui tendance à désigner comme une défiguration du visage de la capitale était vu jadis comme une connexion du pays à l’esthétique internationale des années 1970.
Peu de gens pleurent aujourd’hui le Centre Hamilius. Peut-être quelques hip-hoppeurs qui dansent dans le passage sousterrain et auxquels Alain Tshinza a érigé un monument avec son documentaire Hamilius, réalisé en 2010. L’un ou l’autre ami de l’histoire architecturale aussi peut-être, qui voit dans ce bâtiment un témoin de son époque. Peut-être quelques anciens occupants de ses bureaux, fonctionnaires ou policiers, voire des utilisateurs qui en appréciaient la position centrale, facilement accessible par les bus qui s’arrêtent à ses pieds. Ou des photographes, fascinés par la luminosité des lieux et son architecture sérielle, comme Andrés Lejona, qui y a réalisé un beau reportage sur les bureaux désaffectés en 2012, juste au moment où le Bierger Center le quittait, les meubles emballés, les espaces désaffectés, portant encore les traces de leurs occupants…
Le lien affectif des citoyens au Centre Hamilius s’est avant tout construit sur ses fonctions : c’est le bâtiment modeste, presque invisible, qui ferme la place Aldringen vers la grand-rue qu’on voit en descendant du bus ou en sortant du parking, en prenant un café à l’Interview en face ou en attendant un ami devant la Poste adjacente. Ce furent aussi et surtout les guichets du Bierger Center, qui y accueillirent, entre 2001 et 2011, les citoyens pour tous leurs actes administratifs, de l’inscription sur les listes électorales à la demande d’une poubelle. Mais le Centre Hamilius fut aussi le paradis de beaucoup de lecteurs, entre son inauguration en 1979 et 2008 : au premier étage, la Bibliothèque municipale permit un accès au savoir à des générations d’enfants surtout, qui pouvaient s’y perdre dans les rayonnages interminables en accès libre, se plongeant dans un ailleurs hors du temps mais en même temps en plein centre-ville.