Au commencement, me semble-t-il, sont la familiarité et la curiosité, et les deux ne s’excluent pas, au contraire, leur mélange fait qu’on regarde d’un coup autrement ce à quoi on est habitué, ce que l’on côtoie jour après jour, depuis longtemps. Et des choses se révèlent d’un coup, des détails souvent, et c’est justement entre de telles découvertes, une porte d’entrée d’un immeuble, une enseigne lumineuse, par exemple, des éléments particuliers donc qui prennent quasiment du relief sous un regard myope, et l’ensemble, en l’occurrence le développement de la ville de Luxembourg, particulièrement rapide, profond, dans la deuxième moitié du siècle dernier, qu’il faut situer Lëtzebuerg Moderne, le livre cosigné par Christian Aschman, Joanna Grodecki et Robert L. Philippart, édité par Maison Moderne.
Pour aller à l’essentiel, c’est l’invitation à un parcours en spirale de la capitale par trois piétons qui donnent le bon exemple. Un photographe dont l’attention des plus aiguës est la qualité (ou la condition) première, son art étant ensuite de saisir l’objet au meilleur moment (de lumière), au meilleur point de vue (dans le contexte, dans son essence propre). Une directrice artistique qui a plongé dans les fonds des archives, dans le large réservoir de la photothèque, et elle nous fait remonter plus d’une centaine d’années en arrière. Un historien qui partage son savoir, nous fait connaître tels tenants et aboutissants, et au bout, c’est donc rien de moins que l’histoire de la capitale qui se déplie, se déploie au fil des pages.
La confrontation des photographies anciennes avec celles prises dans les dernières années par Christian Aschman, bien sûr que cela fait que le livre, quoi qu’en disent les auteurs, n’échappe pas, et c’est tant mieux, au charme qu’opère inévitablement le temps passé, qu’il inspire de la nostalgie ou non. Il est déjà l’attrait, faut-il dire plus vénéneux même, des choses qui sont toujours là, dans quel état toutefois, et que l’on sait condamnées. Une aubette de caisse, de contrôle des tickets, au stade Achille-Hammerel, au Verlorenkost, banal élément préfabriqué en fibres de polyester, salie, abîmée, qu’on me passe et pardonne le coup porté au cœur, cela ne laisse rien présager de bon non plus pour l’avenir du club de football qui se cache derrière.
Ah, souvenir, quand tu nous tiens… On aurait tort quand même de s’y laisser aller, s’y abandonner trop. Il est sans conteste ces traces qui font mal ; il en est d’autres, anciennes, toutes récentes, qui portent à d’autres sentiments. Et où de façon radicale le plaisir esthétique l’emporte, avouerai-je que tout au long du livre, je l’ai trouvé vraiment illuminé par les néons (même si un mauvais esprit là encore me glisse à l’oreille que l’invention a perdu de son éclat).
Difficile, impossible de faire dans un bref article justice à cette somme d’images et de commentaires. Il faudrait passer en revue les quartiers de la capitale les uns après les autres, et le fait que çà et là on regrette telle absence (comme de la maternité route d’Arlon) ne change strictement rien au plaisir qu’on a pris, et qu’on ne cesse de reprendre (de même qu’on le fait avec le livre, le feuilletant de nouveau, à la recherche d’un renseignement où l’on peut faire entièrement confiance à Robert L. Philippart qui connaît sa ville sur le bout des doigts). L’index y aidera efficacement, on ne chipotera pas pour l’une ou l’autre erreurs, des broutilles en égard au travail fourni.
Si Lëtzebuerg Moderne, le livre, fait passer au long de combien de décennies, dans le temps, l’exposition qui en accompagne l’édition, à la Fondation de l’architecture et de l’ingénierie, à Hollerich, jusqu’au 18 décembre, s’avère plus ramassée. Toutes les photographies de Christian Aschman sont récentes, la plupart datent des deux dernières années, et elles y sont, dans un beau souci didactique, regroupées thématiquement ; tel le mobilier urbain, et en particulier les colonnes Morris. Autre atout de l’exposition, à côté des planches qui donnent une multiplicité d’images, autour du même sujet bien sûr, il est des photographies de grande taille, mettant parfaitement en évidence, et la beauté de l’objet, et le talent de l’artiste. Il est là une patte, comme on le dit en peinture, qui ne trompe pas. Et pour revenir, en conclusion, au livre, il est intéressant de noter que parmi ce qui a été sorti de façon heureuse des archives de la photothèque, de nombreux documents sont dus à Pol Aschman, oncle de notre photographe ; s’il est juste de dire qu’il a par conséquent de qui tenir, on laissera à tout un chacun le soin de trouver ou non comme une parenté, artistique celle-là.