L’alerte à la rédaction vint d’Allemagne, d’abord de la part d’un historien de l’architecture, suivi par une lettre officielle de la très renommée Akademie der Künste à Berlin, qui écrivait, en mai de cette année, au ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, Jean-Marie Halsdorf (CSV), l’appelant à éviter l’irréparable, soit la construction d’une installation industrielle sur le terrain adjacent à la Maison Audry à Steinfort.
Visite sur place. Sur le GPS, l’adresse n’apparaît même pas : selon l’appareil, la rue s’arrêterait au numéro 92 de la rue de Hobscheit. Pourtant, un petit chemin privé mène vers le numéro 94 : derrière un petit monticule couvert de buissons et d’arbustes s’ouvre la vue sur une maison moderniste, charmante, aux formes organiques, parfaitement implantée en pleine nature. L’architecte chinois Chen Kuen Lee (1915-2003), qui a longtemps travaillé avec Hans Scharoun, l’a construite entre 1967 et 1969 pour le docteur Audry, qu’il connaissait personnellement. Peu connue du grand public, la maison a été mise en vente par le fils, il y a une dizaine d’années, elle fut alors acquise par Claude Forget, qui cherchait « une maison extraordinaire et sans voisins ». D’ailleurs, ce ne fut que par hasard, lorsqu’il consulta les plans pour faire des rénovations et aménagements intérieurs, qu’il se rendit compte qu’il s’agissait d’une célèbre maison d’architecte – c’est la seule maison que Lee, proche du Bauhaus et grand maître du concept « d’architecture organique », ait construite en Europe, hors d’Allemagne.
Orientée vers le soleil, la maison s’ouvre sur les champs et se protège des regards extérieurs côté ruelle. Le toit et les murs sont inclinés, rien dans cette maison n’est symétrique, les matériaux – pierres naturelles, verre, bois – sont tous typiques de la région, faisant de Lee un précurseur de la construction durable tellement à la mode aujourd’hui. Protégés du vent, les habitants profitent du soleil en terrasse dès le printemps et jusque tard dans l’automne. Dans le salon, la frontière entre l’intérieur et l’extérieur s’estompe, par de grandes baies vitrées sur deux étages, par l’eau d’une fontaine qui ruisselle vers l’extérieur, par les grandes plantes vertes installées des deux côtés. Un escalier flottant en bois mène à l’étage, où une salle en rotonde avec des fenêtres tout autour permet là encore de se sentir comme seul au monde, avec vue sur la nature.
Or, quelle ne fut la surprise des propriétaires lorsque, revenant de vacances il y a six ou sept ans, ils trouvèrent le terrain d’en face en friche, des centaines d’arbres coupés – que ce passe-t-il ? Steffen Immo S.A., filiale de la société du traiteur éponyme, propriétaire de la lentille située dans une zone verte, mais classée à elle seule « zone artisanale », compte y construire des halls de production, promettant d’y créer des dizaines d’emplois. Des halls, apprit le propriétaire, qui vont faire entre vingt et 25 mètres de haut – ce qui va forcément altérer non seulement la qualité de vie des propriétaires de la maison Audry, mais aussi, de cela Claude Forget est persuadé, annihiler le concept même de son architecture organique.
Se sentant à cent pour cent dans son droit, il commença donc une longue marche à travers les instances politiques et administratives, saisissant le conseil communal, qui avait déjà donné son aval à un premier PAG du site, le garde forestier, le tribunal administratif, le commissaire de district, le Service des sites et monuments nationaux. En avril 2010, la maison Audry fut, sans aucune difficulté, classée comme monument national.
Or, rien n’y fit, ni mise en doute de la légalité de l’entreprise, ni recours quant au respect des procédures, ni même aucun appel de l’étranger – le magazine allemand Architektur & Wohnen du mois d’octobre, consacre tout un dossier à Chen Kuen Lee, dossier qu’elle ouvre avec une description de la maison
Audry –, la commune continue ses plans et voudrait, selon le maire Jean-Marie Wirth (CSV), prendre le deuxième vote du PAP avant la fin de l’année, parce que « une commune doit aussi se soucier de la création d’emplois sur son territoire » affirme-t-il vis-à-vis du Land. Pour compenser, la commune serait prête à imposer une zone verte avec un remblai planté de verdure autour du site. Depuis la mi-septembre, des sites immobiliers internationaux proposent une « villa exceptionnelle et unique » au Luxembourg, mise à prix à quatre millions d’euros. Somme pour laquelle on pourra y « vivre comme James Bond ». Mais pour le propriétaire, la vente ne pourrait être qu’un tout dernier recours.
Lucien Kayser
Catégories: Architecture et urbanisme
Édition: 12.10.2012