Depuis quelque temps, le travail de Marthaler – qui présente encore ce soir, vendredi 15 novembre, sa version, à la fois décantée et étirée, de Glaube, Liebe, Hoffnung (Foi, amour et espérance) d’Ödön von Horváth au Grand Théâtre – est obsédé par la question de la « mémoire obscure » européenne, de l’ombre portée des idéologies mortifères du XXe siècle sur nos sociétés contemporaines. La légèreté empreinte de gravité des cycles thématiques précédents de Marthaler (Die schöne Müllerin, Seemannslieder, Meine faire Lady,…) cède la place à une veine plus sombre et historique, inaugurée peut-être juste après la chute du Mur de Berlin par Murx den Europäer !, spectacle-phare en son temps de la Volksbühne. Parallèlement, et pour ainsi dire en contrepoint de la pièce de Horváth, le metteur en scène a proposé récemment une méditation funèbre sur l’état de la démocratie européenne, hier et aujourd’hui. Le constat n’est guère réjouissant : Letzte Tage. Ein Vorabend, qui vient d’inaugurer le Festival d’Automne à Paris, est un collage de citations d’acteurs de la vie politique d’avant le cataclysme des deux guerres mondiales, mises en perspective avec certains discours populistes d’aujourd’hui, et qui révèle une continuité certaine, si ce n’est une résurgence, de la pensée d’extrême droite au cœur de la gouvernance de certains États de l’Union Européenne (dans ce contexte, la pièce de l’exilé antifasciste Horváth doit être vue comme un élément d’un grand work in progress, une « avant-veille de la veille »). Conçu d’abord comme performance in situ au Parlement de Vienne lors des Wiener Festwochen en juin dernier, le spectacle – mais c’est beaucoup plus, à la fois une réflexion sur les origines de la parole théâtrale et politique et sur le lien indissoluble entre les deux – est donc en train de voyager, à la manière d’un Parlement fantôme ou d’une roulotte de Bohémiens, entre les capitales de la vieille Europe (la Staatsoper de Berlin, co-productrice, devrait l’accueillir en 2014, à une date et un lieu non encore précisés).
À Vienne, l’équipe de Marthaler avait donc investi les gradins du vénérable Parlement habsbourgeois, alors qu’à Paris, le public se retrouvait sur scène, les sièges du Théâtre de la Ville ayant été transformés en une assemblée parlementaire blanche et fantomatique, les « politiciens » occupant les rangs des spectateurs. Ce renversement éprouvé de perspective se révélant, dans ce cas concret, comme un véritable coup de génie, abolissant toute frontière entre politique et spectacle, ou politique spectacle / spectacle politique tout court. S’ensuivait un déballage rigoureux et consternant des insanités idéologiques ayant mené aux politiques d’extermination que l’on sait et au suicide collectif des démocraties d’avant-guerre, par le biais de récitatifs (oui, il faut utiliser ce terme musical, tellement l’œuvre convie une mélancolie puissante, à travers l’abjection même de ce qui se dit), à l’instar de la parole antisémite de Karl Lueger, maire de Vienne à la « Belle Époque », à qui font écho les élucubrations bien contemporaines de représentants des populistes autrichiens ou encore du Jobbik hongrois. (Un discours de Viktor Orban aux forts relents anti-roms est ainsi repris in extenso ; curieuse coïncidence, lors de la première parisienne, de nombreux représentants de la classe politique française se trouvaient en « salle », alors que justement, le débat sur la présence des Roms dans l’espace Schengen faisait rage au dehors). Cette perméabilité entre les époques et les attitudes, loin de toute manipulation manichéenne, fait la grandeur et l’exemplarité du travail de Marthaler. L’espace et le temps flottent, et survient l’apparition du masque blême des démocraties fatiguées, avec son discours porteur d’exclusion et de mort. (L’« ouverture » de la séance théâtralo-parlementaire a lieu dans un futur non-défini, avec un acte solennel devant le « Président de l’Europe » où l’antisémitisme et le racisme sont inscrits au patrimoine culturel mondial comme contributions essentielles et inaliénables du Vieux Continent à l’histoire de l’humanité.).
Le metteur en scène suisse joue sur l’effet d’étirement et de répétition involontaire, dégageant ainsi de manière quasi naturelle l’incongruité de certains propos et le grotesque des situations. Voilà une sorte d’effet de distanciation immanent, qui désigne d’emblée le caractère construit et instrumentalisé des discours haineux distillés, le plus souvent, par des voix posées et rassurantes (avec des exceptions notables : une députée FPÖ dont le délire verbal s’élève vers des vocalises tyroliennes, débouchant à leur tour vers un véritablement hurlement de Valkyrie – avec une économie de moyens extrême, (presque) tout est dit sur l’origine et la charge prédatrice de la musique du maître de Wahnfried, fond sonore de tant de discours apocalyptiques du nazisme.).
À cette petite musique de nuit mortifère, qui distille son poison insidieux par une parole politique dont la véhémence n’a d’égal que sa vacuité, Marthaler oppose le « langage » des morts, des compositeurs d’Europe centrale internés à Theresienstadt et assassinés dans les camps d’extermination du Reich, Viktor Ullmann, Pavel Haas et tant d’autres. Leurs intermèdes musicaux transcendent le verbiage de l’Histoire dévorante, même si elles ne savent pas lui opposer de résistance active et déterminante (la dramaturge attitrée de la troupe, Stefanie Carp, dit à ce propos : « La musique est celle des victimes, la parole appartient aux bourreaux »). Pour Marthaler, cela reflète exactement l’impasse actuelle de la politique européenne, où le contrepoids culturel, pourtant plus nécessaire que jamais, fait cruellement défaut face à la surenchère populiste et la sape des institutions démocratiques. Car il est minuit moins cinq, comme au Parlement de Vienne à la veille de la Grande Guerre : « On n’arrive plus à croire au spectacle de l’actualité : Ubu Roi n’est rien à côté de certains hommes politiques… Je pense que la culture est actuellement meilleure que la politique pour rassembler. Sous le mot ‘culture’, j’entends aussi le fait d’être cultivé. Les manières d’agir des politiques sont de moins en moins cultivées. Je pense donc que nous devons cultiver toute forme de culture ».
Ubu Roi est donc nu, et sur la scène invisible se joue un faux drame qui a tous les traits d’une mascarade sanglante. C’est cela, un théâtre politique pour notre époque : une chambre d’échos, des voix qui s’effilochent, des parlementaires qui quittent la salle. Pour rejoindre quelle réalité ? On peut rêver que Letzte Tage se joue au théâtre antique d’Athènes ou d’Epidaure, là où tout a commencé, la politique et le théâtre, et où les effets d’une crise majeure et irrationnelle sont en train de réveiller les pires démons des sociétés européennes ; ou encore dans l’hémicycle de Strasbourg , probable haut lieu des populismes débridés à partir de 2014.
« Selig sind die, die ausharren » : ce choral de Mendelssohn clôt la veillée, en un geste ironiquement désespéré. Pour ce « Mitteleuropäer » mélancolique qu’est Marthaler, tous les désespoirs face à la déconfiture actuelle du projet européen semblent permis.