Une scène marquante: Julie est assise par terre, en chemisette, complètement désarmée, désorientée aussi, toute fragile. Jean, torse nu, se penche sur elle, puis s'assied et la prend dans ses bras forts dans un geste de protection. Ils viennent de faire l'amour, passionnément, parce qu'ils le désiraient tous les deux, leur intimité semble donc la chose la plus naturelle du monde. Mais rien n'est si simple, car Julie (Myriam Muller) est comtesse et Jean (Frédéric Houessinon) le valet de son père. En plus, la pièce joue aux environs de 1880, lorsqu'une telle relation entre gens de classes différentes pouvait encore faire scandale. Quelques instants après cette embrassade, les deux amants vont d'ailleurs se déchirer, se déchiqueter par agressions verbales pour ces mêmes raisons de classe sociale.
Mademoiselle Julie d'August Strindberg a été créée en 1889 et raconte, comme toutes ses pièces, aussi un peu de sa vie à lui: son père était commerçant, sa mère une ancienne serveuse, Strindberg détestera sa vie durant ce qu'il appela le «sang d'esclave» qui coulait dans ses veines mais ne se retrouvait pas davantage dans la classe moyenne à laquelle appartenait sa famille. D'ailleurs, bien plus que la terrible lutte des sexes qui a lieu sous nos yeux sur scène, ce sont les observations sur la lutte des classes, sur l'ascension sociale qui sont restées les plus actuelles aujourd'hui.
Car si, enfant déjà, Jean, le fils de métayer, était tombé follement amoureux de Mademoiselle Julie, c'était surtout de sa richesse, de son château et de sa vie d'enfant gâtée et choyée. Quand elle l'aguiche, le drague et le provoque la nuit de la Saint-Jean, lorsque nous les retrouvons sur scène, il se laisse séduire par la femme mais aussi par l'idée d'être l'amant de sa maîtresse, il est conscient de cette transgression et veut utiliser Julie comme un premier échelon sur ce qu'il s'est imaginé comme plan de son ascension. Il veut s'élever alors que Julie, noyée dans un incommensurable mal-être, ne rêve que de disparaître sous terre. Dans ces deux mouvements opposés, leurs trajectoires se croisent et ce moment deviendra fatidique à Julie.
Selon Strindberg lui-même, le malheur de Julie serait dû en grande partie à son éducation, voulue par une mère féministe très libre, pour la metteure en scène Marja-Leena Junker, Mademoiselle Julie est même une réaction de l'auteur au féminisme de l'époque, «Cet être 'à moitié femme à moitié homme' et qui, selon ses propres dires, n'a pas de moi, porte le mal de vivre en elle-même,» écrit la dramaturge Carole Lorang dans une note explicative de la production. Et: «la misogynie de Strindberg me semble être bien plus qu'une haine vis-à-vis de la gent féminine ou la croyance qu'elle est inférieure à l'homme: c'est une peur fondamentale de se confronter à la différence, à l'Autre qui fascine. Peur de perdre le contrôle, de se laisser dévorer ? Et de se laisser séduire, de se mettre à nu devant l'autre.»
Et c'est exactement sur cette dimension que joue la mise en scène intelligente et précise de Marja-Leena Junker: elle travaille sur les nuances, sur les ambivalences, sur le mouvement perpétuel de l'attraction/ répulsion entre Jean et Julie. Leur rencontre est en fait un rapport de force dévastateur: en phase de séduction, c'est elle qui domine, qui profite du lien de subordination, du pouvoir qu'elle a sur le domestique pour l'humilier et véritablement jouer avec lui. Jean par contre verra l'acte sexuel comme une conquête, pour lui, c'est la «première branche» de l'arbre sur lequel il voulait grimper pour voir le monde d'en haut. Lorsqu'elle hésite à s'associer à lui et ses rêves de réussite sociale et économique, les rapports s'inversent: le parvenu traite la femme de pute, forcément. Où il s'avère que, si les «les maîtres se mélangent avec les gens communs, ils deviennent communs», ceux «d'en bas» qui veulent réussir à tout prix sont tout aussi méprisables dans leur vanité et leur absence de scrupules.
Myriam Muller et Frédéric Houessinon - acteur français que l'on voit une première fois sur une scène luxembourgeoise, mais qu'on a pu apercevoir à la télévision dans Navarro ou Commissaire Moulin - jouent tous les registres de cette ambivalence, où les rôles ne sont jamais définitivement arrêtés. Elle, pétulante et déjantée au début et dont on peut observer la déchéance, la perte à vue d'il et lui, que l'on rencontre retenu, courbant l'échine, mais qui devient de plus en plus fier, voire arrogant, cupide et méprisant la faiblesse de Julie lorsqu'elle va au plus mal.
Puis il y a Christine, la cuisinière et petite amie de Jean, bigote et conservatrice, qui veut surtout que rien ne change dans la société telle qu'elle la connaît: elle veut des maîtres qui dominent et des domestiques qui servent, plus, en prime, un Dieu qui l'absolve une fois par semaine de tous ses péchés. Au Capucins, Nicole Dogué, autre nouvelle tête venue de France grâce à un casting, donne une belle présence à cette Christine mélancolique mais heureuse dans sa petite cuisine avec son homme avec lequel elle a prévu une vie tranquille. Elle représente à elle seule la société bien-pensante et son absence de compréhension pour les destins tragiques. Une foule de figurants incarne la meute de voyeurs qui jasent et médisent Mademoiselle Julie.
Tout le drame se joue dans la cuisine de Christine, le scénographe Karel Spanhak en a fait une petite chambre très étroite qui, en plus, par une construction en perspective rétrécit vers l'arrière pour devenir un couloir oppressant. Comme dans le décor de Jeanny Kratochwil pour La Maison de poupée d'Ibsen l'année dernière par le même trio de femmes Marja-Leena Junker - Carole Lorang - Myriam Muller, le décor est entièrement gris et noir, tout comme les costumes. Ici, seule Julie porte des couleurs, une magnifique robe vieux rose aussi simple et fragile qu'elle, confectionnée sur mesure par Ulli Kremer. Comme si elle seule existait vraiment parce qu'elle avait abandonné ses certitudes pour le doute.
Mademoiselle Julie d'August Strindberg, mise en scène par Marja-Leena Junker, assistée par Renée Maerz, dramaturgie: Carole Lorang ; Scénographie: Karel Spanhak, assisté de Sandra Hohvieler: costumes: Ulli Kremer ; avec: Myriam Muller, Nicole Dogué et Frédéric Houessinon est une coproduction des théâtres du Centaure et des Capucins: la pièce sera jouée une dernière fois ce soir, 17 mai, à 20 heures au Théâtre des Capucins; téléphone pour réservations: 22 06 45.