Entretien avec Frédéric Frenay sur L'homme qui

Contre la déshumanisation

d'Lëtzebuerger Land du 04.04.2002

Maskénada revient. Cette fois-ci avec du théâtre social très engagé. Vendredi 12 avril aura lieu au Campus Geesseknäppchen la première représentation de L'Homme qui..., pièce de Peter Brook selon le livre d'Oliver Sacks, The man who mistook his wife for a hat (paru en 1985) sur les dysfonctions neurologiques, Frédéric Frenay signera ici sa première mise en scène. d'Lëtzebuerger Land étant partenaire média de la production, nous avons composé un dossier sur la pièce - avec un long entretien avec le metteur en scène - mais aussi un texte sur le travail de rééducation ainsi que des définitions sur les maladies en question. Car au-delà de thématiser la neuropsychologie, Frédéric Frenay a opté pour un travail avec des patients du Centre de rééducation de Hamm.

 

 

d'Lëtzebuerger Land : On vous a connu acteur, puis auteur, chanteur et maintenant pour la première fois metteur en scène... pourquoi avoir choisi de passer de l'autre côté ?

 

Frédéric Frenay : En fait, cela fait très longtemps que j'avais cette envie-là. Partant de l'écriture, je crois que c'est un passage obligé, Lorsque tu écris, tu prévois automatiquement une distribution pour tes personnages, à certains acteurs. Et puis, en arrière-plan, tu penses aussi à la théâtralité, que ce soit possible de faire des lieux de théâtre. Donc pour moi, cette évolution est tout à fait naturelle.

 

Le choix de la pièce a certainement à voir avec ta première formation, celle de psychologue, car la pièce concilie elle aussi à la fois le monde médical - Oliver Sacks, l'auteur de The man who mistook his wife for a hat (paru en 1985) est neurologue - et le monde du théâtre : Peter Brook en a fait une pièce de théâtre créée aux Bouffes-du-Nord à Paris en 1993, trois ans plus tard, Michael Nyman en a fait un opéra... D'illustres prédécesseurs... 

 

Oui, d'ailleurs c'est plutôt un stress supplémentaire ! Je n'ai jamais vu la pièce créée par Peter Brook, même lors de la reprise cette année, car je ne voulais pas trop en être influencé. Mais il est vrai qu'il y a une crainte de reprendre cet « objet » de Peter Brook, qui a été pour lui la pièce de la rupture, un théâtre très nu et très cru. Il en a monté une version très épurée, montrant simplement les cas l'un après l'autre.

Or, moi, en tant que psychologue, je voulais plutôt montrer des personnes en souffrance, pas des objets médicaux. Contrairement à l'approche intellectuelle, je voulais montrer ces maladies de façon très poétique. Car voyez-vous, les méthodes d'évaluation de notre cerveau existent depuis peu, et ces personnes malades nous permettent de découvrir le cerveau et sa beauté, ils ont une façon sublime de nous le faire découvrir en le mettant en abîme par les dysfonctionnements. C'est grâce à eux, leurs souffrances et leur courage que la médecine peut avancer pour aider le prochain malade. Je veux montrer quels sacrifices ils acceptent, ce sont en quelque sorte des héros modernes pour moi. 

Comme les héros des tragédies grecques, ils ont à lutter contre des forces qui les dépassent, le fatalisme en moins. Car les malades peuvent prendre les choses en main et dépasser les manques qu'ils ont, devenir en quelque sorte les médecins d'eux-mêmes.

Pour moi, le grand mal actuel sont les problèmes de communication, j'en parle aussi dans mes propres pièces. Voir que des personnes sont capables de communiquer, mais qu'elles ne le font pas, et puis que ceux-ci en crèvent d'envie mais ne peuvent le faire, amènera peut-être aussi le public à ouvrir les yeux, à remettre en jeu leurs moyens de communication. 

 

Aphonie, aphélie, alexie, apraxie, agnosie... autant de mots en « a » qui décrivent des lésions neurologiques dues à une maladie ou un accident, mais non-pas des cas psychiatriques, il est important de le rappeler... 

 

Ces maladies sont à la lisière entre normalité et folie. Il s'agit de personnes intellectuellement intactes qui, selon la lésion, peuvent penser tout à fait normalement, mais les déconnexions nerveuses font qu'elles peuvent avoir des comportements très bizarres qui sont souvent assimilés à la folie. Alors, en plus d'être en souffrance, ils sont stigmatisés, certains médecins n'y voient alors qu'un cas d'étude. D'ailleurs, dans ce contexte, la pièce parle uniquement de la découverte et de la prise de conscience de la maladie, donc uniquement de la phase de déconstruction, la reconstruction - par la rééducation - ne viendra que plus tard.

J'ai donc inversé les scènes par rapport à Brook pour terminer avec « Ian », une femme qui a perdu la proprioception, elle ne sent plus son corps. À la fin, elle dit au public : « rien n'est acquis » : on peut à tout moment avoir un accident banal et se retrouver dans cette situation. Hélas !, l'explosion démographique des accidents de la route fait qu'il y a de plus en plus de ces cas au Centre de rééducation de Hamm.

En plus, la plupart de ces maladies sont irréversibles, c'est comme si le pont entre deux villes était cassé et qu'on ne pouvait pas le reconstruire, il faut alors faire des détours qui peuvent être très long pour trouver un autre chemin ou un autre pont pour passer de l'autre côté. La neuropsychologie est le domaine le plus récent de la psychologie, mais il faut toujours avoir une approche pluridisciplinaire pour aider les malades : il faut des orthophonistes, des psychologues, des neurologues, des ergothérapeutes et des kinésithérapeutes qui travaillent tous ensemble. Heureusement, aujourd'hui, la dé-marche est de plus en plus humaniste. Même si dans la pièce, les médecins ne sont pas toujours décrits comme étant très fins... 

 

Il y a dans la pièce une scène impressionnante dans laquelle Daniel Plier est touché de jargonaphasie, c'est-à-dire qu'il parle avec enthousiasme et engagement, mais ce qu'il dit est absolument incompréhensible - dans le dossier de presse, vous parlez d'« inventeurs de langages inconnus » - ce n'est que lorsque le médecin lui fait écouter ce qu'il vient de dire qu'il se rend brutalement compte de cette dysfonction. L'homme qui... peut donc aussi être vu comme une pièce sur la norme sociale ?

 

Oui, bien sûr que c'est une pièce sur la norme. Ce qu'elle montre, c'est un lieu de combat, sur des gens qui doivent se battre en permanence contre la déshumanisation, qu'ils ressentent aussi comme « dénormisation ». Vous parlez du jargonnage : même si pour nous, il ne veut rien dire, il y a néanmoins une logique derrière, il répond à certaines règles, alors le truc, c'est de trouver le code, la nouvelle logique dans le cerveau. Dans son livre, Oliver Sacks parle d'un autre moment que l'on retrouve dans « L'homme de La Rochelle » : un jour, il a donné un miroir à un homme qui se croyait toujours âgé de 23 ans pour lui montrer qu'il était beaucoup plus vieux. C'est un acte très cruel, et il écrit qu'il l'a regretté, mais il faut un geste qui permette la prise de conscience pour qu'il y ait rééducation.

 

Justement, dans votre adaptation, des malades jouent les médecins - sains - et les acteurs jouent les malades... Qu'attendez-vous de cette inversion ?

 

C'est une idée que j'ai eue dès le départ et ce pour deux raisons. La première, plus humaniste, étant de donner une chance de revanche aux malades, et de la compréhension de l'autre côté, un appel à la sensibilisation par les premiers touchés. La deuxième raison, plus pragmatique, est que je ne voulais pas les faire jouer leurs propres maladies, sinon il n'y a pas de théâtre, sinon c'est un zoo... Je préfère « feindre la normalité », j'ai essayé d'utiliser leur maladie pour en faire de l'art.

Mais les acteurs touchés par une de ces maladies, je ne voulais surtout pas les stigmatiser en tant que malades, c'est pour cette raison que tous portent des pyjamas, l'interchangeabilité des rôle se fait par un seul élément, un bloc-notes, par lequel ils deviennent les médecins. Je voulais aussi montrer que la normalité est quelque chose de mouvant. Ainsi, tous sont dans l'incompréhension de l'autre.

Pourquoi avoir choisi de travailler avec des malades ? Ce travail avec des patients du centre de rééducation de Hamm a demandé un effort considérable des deux côtés...

L'idée de monter L'homme qui..., je l'ai depuis un an ; en juillet de l'année dernière, j'ai pris contact avec Hamm. Ce qui m'intéresse en tant que comédien, c'est de me nourrir de lectures parallèles. Ici, même en lisant et en discutant avec les médecins, l'interprétation restait pauvre et subjective, donc je suis allé voir les malades, afin de nourrir le spectacle de leur vécu. Tout naturellement, le prochain pas a alors été de les faire participer. Ainsi, ils ont la chance unique de parler à une centaine de personnes par soir, au travers de quelque chose de beau, d'artistique.

Le prix en était pour eux un travail au quotidien, mais qui les fait sortir de leur marasme hospitalier. Et nous vivons au quotidien leurs problèmes dans le cadre de notre travail. Et pour travailler ensemble, pour se rencontrer, les deux côtés doivent faire un effort : les uns vont décélérer leur flux et les autres doivent tenter d'accélérer afin qu'on se comprenne.

Ceci dit, maintenant, après trois mois de travail sur le texte, je travaille avec eux comme avec n'importe quel autre comédien, on parle maintenant de théâtre. Pour cela, il fallait trouver des gens qui soient à même de surmonter le défi, les mettre en échec aurait pu avoir des conséquences néfastes. Je leur ai donné deux textes chacun, ils les ont travaillé avec l'orthophoniste à Hamm, dans le cadre de la rééducation. Mais je me pose sans cesse des questions d'éthique, je ne veux pas non-plus les sous-employer. Et je ne voulais pas faire de l'« art-thérapie » non-plus, s'il y a un effet thérapeutique, il vient uniquement d'eux.

 

Mais alors : où se situe le « Kunstmoment », l'abstraction qui rende l'expérience universelle ?

 

Cet instant intervient une fois que tous les problèmes techniques sont réglés, une fois que nous avons changé de lieu pour répéter ici, au Forum du Campus Geesseknäppchen... Non, je dirai même qu'en fait, ce que vous appelez « Kunstmoment » a été atteint dès les premières répétitions, car nous avons commencé avec trois jours d'improvisations pures : avec des objets, en situation de jargonnage, en travaillant sur la verbalisation sans mot... Donc tout de suite, nous avons tous été en situation de création et non-pas de reproduction. Entre nous, le langage a été universel très rapidement, on a très vite pu passer à l'acte théâtral. 

 

Vous faites beaucoup référence au Petit Poucet, le conte de l'enfant qui se perd dans la forêt...

 

Je voulais éviter que les scènes se suivent banalement, que des cas soient présentés l'un après l'autre. Pour ce faire, il fallait un liant, un ciment. Dans cet ordre d'idées, Oliver Sacks a fait référence aux Mille et une nuits, Peter Brook aux tragédies grecques. Vous le disiez tout à l'heure : je voulais coupler le théâtre et la psychologie sans trop intellectualiser. Mon approche est celle du WYSIWYG, what you see is what you get : les spectateurs qui viendront verront et ressentiront des choses mais ce n'est pas à moi de leur imposer une façon de les comprendre, je ne voulais pas les submerger de définitions médicales mais les mettre en position plus poétique. Ce que me permet le recours au conte de fées.

Pour ce que je voulais dire, j'avais le choix entre Hänsel [&] Grethel ou le Petit Poucet, j'ai pris ce dernier parce que sa morale est sublime : c'est le petit garçon qui paraît le plus faible qui donnera peut-être le plus d'amour... 

Dans la scénographie, nous filons cette métaphore de la forêt que nous procure le Petit Poucet : comme le petit garçon dans la véritable forêt, les malades sont perdus dans la forêt de leurs nerfs, ils sont obligés de s'y retrouver et de retrouver des connexions, par exemple de retrouver le sens des mots au travers de la musicalité. Etre perdu en forêt est une des peurs primales de l'enfant, pour s'en sortir, il peut avoir plusieurs réactions : courir à tue-tête, monter sur un arbre pour chercher l'horizon, rester prostré, crier de peur, s'accrocher à toute présence... c'est assez similaire aux réactions qu'on peut avoir pour sortir de la maladie, je trouve que l'image est très parlante. 

La prochaine idée a alors été de construire des arbres en forme de cellules géantes et dont les noyaux sont en fait des télévisions où sont montrées des séquences vidéos de forêt... Ces images, tournées par le réalisateur Nicholas Elliot, sont très abstraites, mais il m'importait qu'il y ait quelque chose de réel derrière... En filmant des arbres, de l'herbe, des reflets sur l'eau hors focale par exemple, et que ces images vont être projetée en même temps sur six écrans, tous penchés vers le public, nous allons renforcer l'idée du tournis. Je recherchais cette redondance de ce qui se passe dans leurs têtes...

 

Restons sur le décor, la situation : vous utilisez pleinement le volume du Foyer Geesseknäppchen, l'arrondi de cet espace, les spectateurs sont quasiment encerclés par des petites scènes sur lesquelles vous jouez, comme si vous cherchiez à accentuer la promiscuité de la situation. Pourquoi ?

 

Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, en jouant en frontale, comme au théâtre élisabéthain, avec la scène à l'avant, éclairée, et le public devant, à distance et dans l'anonymat du noir, je crois que nous aurions accentué le phénomène de « foire ». Non, je voulais trouver une position d'inconfort pour les gens, car le fait d'être dans cette position évite le voyeurisme. Ici, chacun a en permanence vingt autres personnes qui le regardent. En plus, il peut se passer quelque chose à deux endroits différents de la salle, donc comme les malades, ils devront choisir leur « canal ».

Les chaises ne sont pas vraiment posées en cercle mais en spirale. Ainsi, les acteurs doivent parfois faire un long chemin pour arriver au lieu voulu, comme les détours qu'il faut parfois faire dans la maladie... Le public est ainsi en quelque sorte assis dans un cerveau géant, avec une « forêt de nerfs » et des objets en suspens, qui représentent une réalité en suspens. Les acteurs doivent eux-mêmes détacher ces objets : ils peuvent s'approprier ce nouvel habitat, mais jamais ils n'en sortiront.

 

Rien que durant la conférence de presse de présentation du spectacle et les quelques scènes qui vous y jouiez, des gens ont été touchés jusqu'aux larmes... Le public doit-il s'attendre à une expérience oppressante, celle de ces malades de revenir à la norme ? J'ai l'impression qu'on peut aussi y rire des tics et maladresses décrites par Oliver Sacks ?

 

Il faut absolument prévenir les gens qu'ils ont le droit de rire ! C'est souvent rigolo et triste en même temps, parfois les gens vont sourire ou rigoler, puis, la seconde d'après, avoir envie de pleurer... Si on arrive à coupler les deux, on aura réussi l'acte théâtral. Mais il est sûr que le public ne passera pas uniquement une heure et demie de divertissement agréable, ils vont certainement encore y réfléchir le lendemain. 

La pièce ne donne aucune réponse mais pose des questions sémantiques et éthiques. C'est une soirée rigolote avec plein de bizarreries, mais qui est touchante en même temps. Je ne veux surtout pas montrer des patients sur lesquels on s'apitoie mais des gens qui se battent et ce combat-là doit être touchant.

 

La pièce est non seulement encadrée par les vidéos de Nicholas Elliot mais aussi par la musique de StereOneric, tous les deux d'expression technoïde, décrivant des univers technologiques et travaillant avec des techniques de montages/démontage ou sampling... Ce choix a forcément un sens aussi... 

 

Conceptuellement, je voulais que les vidéos, la musique et la pièce soient liés, l'acte théâtral est pour moi la rencontre de ces trois univers. Mais chacun des créateurs a travaillé de son côté, en complète autonomie, je leur ai simplement expliqué mes idées avant qu'ils ne se lancent et nous avons découvert les résultats ensemble.

Pourquoi la techno ? Voyez-vous, le cerveau est régi par des influx « électriques », « nerveux », ou, pour être médicalement correct, « hormonaux » sur les nerfs. Rationaliste convaincu, je ne voulais surtout pas me lancer dans des thématiques abstraites de l'âme, de l'esprit etcetera. Donc : dès qu'il y a une déconnexion dans le cerveau, les choses changent. La même chose vaut pour la musique : les concepts de beau, de musicalité sont très subjectifs, des couches seules d'une musique en décomposition ne seront pas forcément perçues comme étant belles. La technique du sampling est donc pour moi une suite logique de cette pensée : il s'agit d'extraits, de bribes de sons qui en créent d'autres, qui créent des ambiances,... 

Dans la musique de StereOneric, on trouvera des moments très éclectiques, des coupures, puis des vagues... Dans la maladie aussi, le flux peut parfois être interrompu. Regardez un aphasique : on peut considérer qu'il fait des samplings avec les mots, mais que sa banque de sons est intacte. Les gens doivent aussi essayer de comprendre cette nouvelle musique ! 

 

josée hansen
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