Coup de pub ou de bluff ? Bertelsmann explore très sérieusement depuis des mois lamanière de racheter les dix pour cent de RTL Group qui lui manquent encore. Le groupe allemand aurait souhaité pour cela passer par la loi du 19 mai 2006 sur les offres publiques d’acquisition et actionner la procédure du squeeze out pour exproprier dans les formes les petits actionnaires du capital. Et neplus avoir la corvée de la tenue des assemblées générales, ni les frais de cotation sur plusieurs places boursières en plus des ennuis que lui causent depuis des années d’irréductibles petits Gaulois « rancuneux », qui cherchent à lui faire payer l’affront de leur « spoliation » de 2001, lorsque Bertelsmann offrit des pontsd’or à Albert Frère au mépris des petits porteurs laissés pour compte.
Ces plans ont été quelque peu contrariés par le régulateur des marchés financiers. Sollicitée par les dirigeants du groupe de Gütersloh, la Commission de surveillance du secteur financier(CSSF) leur a fait savoir que la loi OPA de 2006 ne s’appliquait pas, vu l’absence de changement de contrôle sur la société convoitée. L’article 1 de la loi OPA, transcription on ne peut plus fidèle de la directive du 21 avril 2004 sur les OPA, ne couvre que les changements de contrôle. Or, Bertelsmann est installé depuis desannées dans le capital du géant européen de l’audiovisuel. Certains pays en Europe ont étendu le champ de couverture de la directive. Le législateur luxembourgeois, qui a agi dans la précipitation – le raid de Mittal sur les actions Arcelor en janvier 2006 en fut le déclencheur – en adoptant pour la première fois un mécanismede protection des actionnaires minoritaires, n’a pas pu se montrer très novateur par rapport au texte de base européen. Ce n’est pas faute de volonté d’ailleurs. Nombreuses furent les tentatives d’accommodation de la directive (ce qui est d’ailleurs permis)et tout aussi nombreux furent les renoncements. Traquées par lesanalystes financiers et obsédées par un procès d’intention des marchés financiers qui guettaient le moindre geste protectionniste qui aurait été interprété autant comme un obstacle au raid boursier de Mittal sur le capital du joyau de l’industrie sidérurgique européenne qu’à une trahison à la réputation d’ultra-libéralisme qui a fait en partie le succès de Luxembourg S.A., les autorités luxembourgeoisesne purent s’autoriser aucun libertinage dans l’interprétation dela directive 2004.
De son côté, la CSSF, comme tétanisée par le syndrome BelgoMineira et Arcelor (des fonds spéculatifs lui font un procès devant le tribunal administratif pour avoir dépassé sesprérogatives inscrites dans la loi du 19 mai 2006), ne veut pas davantage se permettre de fantaisie. D’oùla lecture très stricte qu’elle a fait de la loi sur les OPA en en refusant le bénéfice à Bertelsmann.Le (vieux) droit général sur les sociétés, en cours de rénovation, peut seul régler le sort des actionnaires minoritaires, a donc tranché la CSSF.
Toutefois, le risque est grand pour Bertelsmann, car rien ne garantit, en l’état actuel de ce droit, qu’à l’issue d’une offre qu’il serait tenté de lancer pour l’acquisition des titres non encore détenus, l’Allemand obtienne le contrôle à cent pour cent de RTL Group. La loi de l’offre et de la demande s’appliquera dans ce cas. Pour aguicher son monde, le groupe de Gütersloh a l’obligation de séduire un maximum de minoritaires, même les plus tenaces. Ce qui est loin d’être une sinécure. Le nouveau règlement intérieur de la Bourse de Luxembourg pourrait toutefois lui être d’un certain secours. Le texte autorise en effet un delisting d’une société lorsqu’il y va de son « l’hygiène de vie ». Aucun seuil de contrôle n’est ancré dans lestextes, mais il y a fort à parier que l’on devrait s’inspirer au Luxembourg des précédents étrangers : la SEC aux États-Unis, modèle s’il en est, ainsi que le régulateur belge, inspirateur de toujours, imposent un seuil de 98 pour cent.
Il existe une autre planche de salut, mais elle demeure encore virtuelle car le projet de loi est loin d’être voté. Un texte sur la modernisation de la loi de 1915 a été déposé cet été. Il délimite le champ d’application du rachat obligatoire (squeeeze out) en dehors des OPA aux sociétés. Encore faut-il disposer de 95 pour cent du capital de sa proie. Ce n’est pas le cas de Bertelsmann, qui après être monté à 92 pour cent, est redescendu sous les 90 pour cent à la veille de l’adoption de la loi du19 mai 2006, pour éviter, selon lesmauvaises langues, de devoir tomber sous le coup de ses dispositionsles plus contraignantes.
Le projet de loi sur la modernisation du droit des sociétés a été déposé en juillet dernier au parlement sans que s’y soit greffé le moindre avis. Les députés pourraient être tentés d’amenderle texte initial pour lui ouvrir le champ des possibles. Rien ne dit toutefois que les politiques aient le coeur à faire des cadeaux à Bertelsmann. En décembre dernier, le député CSV Lucien Thiel interrogeait le ministre des Communications Jean-Louis Schiltz sur les conséquences d’un contrôle à cent pour cent de RTL Group : la fibre luxembourgeoise du groupe va-t-elle faiblir et quid des accords de concessions signés l’année dernière ? Le ministre CSV n’a pas encore répondu. On sait toutefois les membres de la commission des finances et ceux de la commission juridique très proches des milieux financiers.
On n’oublie pas non plus que les anciens fonds d’investissement dela défunte loi Rau, qui ont encore dans leur portefeuille des titres RTL Group, ont désormais tendance à jouer la conciliation avec leur ancienne bête noire Bertelsmann. En témoignent d’ailleurs les amabilités échangées lors des assemblées générales ordinaires au cours des deux dernières années, alors même que le procès des minoritaires, soutenus par les plus grandes banques de la place,contre Bertelsmann suit son cours apparemment normal devant la Cour de cassation.
Même son de cloche accommodant entendu du côté de Deminor, organisation commerciale spécialisée dans la défense des petits actionnaires, qui n’a d’ailleurs jamais pris part directement au conflit. Un communiqué salue l’aveu de la maison de Gütersloh, selon lequel l’acquisition de cent pour cent de RTL Group constituait« un but stratégique ». Deminor appelle cependant les autorités luxembourgeoises à faire un geste pour permettre à la maison mère de RTL de mener à bien sa stratégie et à lever les ambiguïtés de la loi OPA, comme si elles étaient avérées.
Cequi est sûr aussi, c’est que Bertelsmann se retrouve dans une situation plutôt paradoxale. On peut s’étonner en effet que le groupe allemand puisse invoquer le droit à l’application de la législation sur les OPA, lui qui a tout fait pendant des années pour y échapper et se soustraire aux principes de bonne gouvernance, ce que le désert juridique luxembourgeois a toléré complaisamment pendant des décennies, le droit du plus fort l’emportant presque toujours sur la protection des plus faibles. Si la situation avec les minoritaires s’est un peu normalisée depuis deux ans, certains petits actionnaires restent incontrôlables et ne sont sans doute pas prêts de tirer un trait définitif sur le passé et les évènements de 2001, lorsque le groupe GBL du magnat belge Albert Frère échangea sa participation de 30 pour cent dans RTLGroup contre 25,1 pour cent du capital de Bertelsmann. L’Allemand prenait ainsi le contrôle du groupemultimédia tout en s’épargnant l’obligation de lancer une OPA sur le restant des titres, vu l’absence à cette date de législation sur les offres publiques d’acquisition.
On comprend mieux dès lors pourquoi les dirigeants de Bertelsmannont évoqué les « incertitudes» qui pèsent sur la loi du 19 mai 2006 sur les OPA, faisant ainsi peser la suspicion sur le droit luxembourgeois. À regarder de près, ce n’est pas la législationluxembourgeoise qui manque de clarté. La situation inextricabledans laquelle est plongé Bertelsmann tient avant tout à ses propres incohérences. C’est en quelque sorte un effet boomerang qui lui revient en pleine figure, sans que beaucoup de monde au pays ait envie de s’apitoyer sur son sort.
Faudra-t-il faire une loi spéciale RTL Group, dans le cadre de la réforme du droit des sociétés, alors que ce privilège fut refusé à Arcelor pour cause de neutralité et de non-ingérance du législateur ? Voyons unpeuce que les tripes des juristes de la Chambre de commerce vont sortir cette fois, lors de la retape de la loi de 1915. Leurs fibres ont vibré en 2006 pour un Arcelor indépendant, palpiteront-elles pour Bertelsmann ? Il n’est pas impossible que l’Allemand n’attende pas cette réformeet soit amené, après des années de conflit, à composer avec ses minoritaires une solution qui ne penche pas unilatéralement à son avantage.