Chacun d’entre nous se souvient de ces montages vidéo montrant l’image d’une personne passant en quelques instants de l’âge tendre à la vie active puis à la retraite, cheveux grisonnants, un compagnon, une compagne, puis des enfants apparaissant à leur tour dans le cycle de la vie. On pourrait imaginer élargir cette expérience et couvrir une population entière, tous différents, tous importants, en y ajoutant quelques décès, des migrants,… des revenus aussi et un État proposant allocations à ces ménages, prélevant taxes et impôts.
La microsimulation telle qu’elle se pratique aujourd’hui au centre de recherche public Ceps-Instead est une technique de modélisation ayant justement vocation à représenter de manière simplifiée les individus d’une population, leurs caractéristiques (par exemple l’âge, le genre, le niveau d’éducation), les liens existant entre eux (enfant, époux), leur statut socio-économique (situation d’emploi, d’inactivité, de santé) et les règles socio-fiscales auxquelles ils sont soumis (impôts, cotisations sociales, allocations diverses). Les questions de recherche traitées touchent à des fondamentaux de la vie en société : inégalités de revenu, cohésion sociale, redistribution. Bien entendu, la microsimulation peut aussi envisager d’autres formes de populations que purement humaines (entreprises, cellules biologiques), mais telle n’est pas l’application qui en est faite au sein du Ceps-Instead.
La microsimulation est une technique de modélisation, c’est-à-dire une représentation simplifiée d’une réalité complexe. L’art en cette matière consiste alors d’une part à ne considérer que les dimensions de cette réalité pertinentes pour l’analyse à réaliser, de la même manière qu’une carte géographique n’indique pas tous les détails de notre environnement physique. Mais un plus grand art encore est de construire des outils qui apparaîtront à l’utilisateur final comme crédibles, suffisamment transparents et précis dans leur conclusions. Cette qualité se façonne et s’apprécie sur la durée et nécessite que soient considérées avec la plus grande attention les représentations que se font les utilisateurs de l’expertise en général, de la modélisation en particulier, une dimension que le Ceps-Instead explore également dans ses projets de recherche.
La microsimulation est une technique de modélisation parmi d’autres. Elle s’intéresse plus particulièrement aux individus et à leur répartition au sein d’une population. Son usage est donc indiqué dès lors que la distribution d’une caractéristique, par exemple le revenu disponible des ménages, est l’objet de l’analyse, et pas uniquement un agrégat ou une moyenne nationale. En prenant en compte les individus et les ménages qu’ils composent, la microsimulation permet plus particulièrement d’anticiper les effets individuels d’un changement envisagé dans l’environnement socio-économique : réforme fiscale, consolidation du système de pensions, etc. Mais cette technique de modélisation est aussi tout indiquée lorsque la réforme envisagée induit un changement sensiblement différent selon le segment de population examiné, par exemple les ménages à bas revenu vis-à-vis des familles plus aisées en matière fiscale. Ne considérer dans ce cas qu’une moyenne (ou un ménage moyen) pourrait conduire à d’importants biais dans les résultats de l’analyse.
D’autres modélisations permettent une approche plus adaptée à la prise en compte de dimensions socio-économiques complémentaires, mais à la date d’aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’il existerait une plateforme concentrant toutes les qualités. Par contre, des recherches auxquelles participe le Ceps-Instead dans le cadre de projets européens visent à faire communiquer entre eux différents types de modèles, chacun apportant à l’ensemble les informations qu’il est susceptible de mieux traiter. Par exemple la distribution de revenus nets via la microsimulation, le salaire brut ou l’emploi par secteur d’activité via la modélisation macroéconomique. Bien entendu, en agrégeant au niveau de la population entière les effets individuels, la microsimulation peut aussi restituer quelques grandeurs macroéconomiques (recettes fiscales totales, dépenses de pensions), mais tel n’est pas son objet premier.
La microsimulation peut se concentrer sur les effets de court terme ou de plus long terme. À court terme, on désire par exemple quantifier l’impact d’une mesure nouvelle envisagée selon le type de ménage. Trois volets sont abordés : un élément budgétaire (combien la réforme va-t-elle coûter ou rapporter aux caisses de l’État ?), un élément d’équité sociale (qui dans la population va supporter le coût ou bénéficier de la réforme et quel en sera l’impact sur les indicateurs de pauvreté ou d’inégalité ?) et éventuellement une composante comportementale (lorsque les ménages modifient leurs choix suite à la nouvelle donne). Les réponses apportées à ces trois niveaux éclaireront utilement le décideur politique. L’objectif peut aussi être de comparer le Luxembourg avec d’autres pays, ou d’analyser ce qu’impliquerait pour le Luxembourg une mesure actuellement mise en œuvre dans un autre pays. Ces tâches peuvent être réalisées en considérant que la structure même de la population est invariante à court terme. Un modèle dit « statique » suffit alors à la tâche et le Ceps-Instead participe en ce sens en tant que représentant luxembourgeois à un consortium européen développant pour l’ensemble des états membre le modèle de microsimulation Euromod. Celui-ci est aujourd’hui utilisé au Luxembourg pour des simulations relatives à la politique socio-fiscale, à la famille et au logement.
Mais parfois, il convient de prendre en compte sur la durée (un horizon de vingt à trente ans) une série de phénomènes susceptibles de transformer sensiblement la structure de la population ou les règles socio-fiscales, par exemple quand les effets du vieillissement à venir de la population et leur impact sur le système de pensions sont envisagés. On peut alors recourir à une modélisation « dynamique » dans laquelle la dimension temporelle est explicitement traitée.
Le modèles de microsimulation dynamiques sont peu nombreux en Europe, parce qu’ils nécessitent d’importantes ressources pour leur développement et impliquent des techniques de modélisation et de simulation lourdes et complexes. De plus, les questions méthodologiques qu’ils posent sont ardues. Le Ceps-Instead participe via des synergies mises en œuvre au niveau national et européen à plusieurs projets dont l’objectif est d’apporter progressivement des réponses à ces questions. En particulier, une collaboration étroite avec le Bureau fédéral du Plan à Bruxelles et l’Inspection générale de la Sécurité sociale au Luxembourg (IGSS) a permis récemment le développement d’un outil d’élaboration et de simulation pour les modèles de type dynamique, Liam 2, qui s’avère à la fois très efficace et sensiblement plus facile à l’usage que les solutions alternatives existantes. Plusieurs modélisateurs en-dehors du Luxembourg envisagent aujourd’hui l’utilisation pour leurs propres développements de ce nouvel outil. À ce niveau aussi donc, le Luxembourg innove.
Par ailleurs, un modèle de microsimulation nécessite pour sa construction des données détaillées décrivant la population ciblée à un moment (ou sur une période) donné(e) du temps. Ces données sont issues, dans le cadre du modèle Euromod par exemple, d’enquêtes réalisées par le Ceps-Instead en collaboration avec le Statec et couvrant la population résidente luxembourgeoise (enquête EU-Silc). Mais des développements récents en microsimulation dynamique nécessitent également des informations relatives par exemple à la population couverte mais non résidente (travailleurs frontaliers). Les modélisateurs du Ceps-Instead s’orientent alors à ce niveau vers des données administratives assemblées (et bien entendu rendues parfaitement anonymes) par l’IGSS.
On aura compris que la construction d’un modèle nécessite la participation de spécialistes issus de différentes sphères, instituts de recherche, universités et administrations publiques. Plus souvent qu’auparavant aussi, une collaboration interdisciplinaire est mise en œuvre, entre informaticiens, statisticiens et économistes, bien entendu, mais aussi sociologues, politologues, démographes voire psychologues. La recherche en ce domaine s’avère donc exigeante, complexe mais aussi particulièrement passionnante et motivante.
Un modèle dit-il la « vérité » ? Certes pas totalement. Il apporte un éclairage utile à la question de recherche posée, par exemple quand des estimations quantitatives précises sont requises, ou lorsqu’une réforme envisagée est multidimensionnelle, ou encore pour mieux comprendre l’enchaînement d’effets complexes. Ceci s’avère de plus en plus nécessaire dans notre monde où chaque euro dépensé, et chaque individu, compte. Mais assurément, aujourd’hui autant qu’hier, le modélisateur doit conserver sur ces calculatrices même sophistiquées que sont les modèles un regard critique, prudent, en lien étroit avec les utilisateurs finaux des évaluations ainsi réalisées.
Peter Feist
Catégories: Innovation, Politique de recherche
Édition: 26.10.2012