N’en déplaise aux communicants du secteur et à leurs relais promotionnels, mais en matière de start-ups le Luxembourg joue en troisième ligue. Loin derrière les hubs technologiques de Berlin, Londres, Stockholm, Helsinki ou Paris, à des années lumières de Tel Aviv et du Silicon Valley. L’État luxembourgeois a beaucoup déboursé pour la construction des bunkers hyper-sécurises et climatisés (data centers) et débloque régulièrement de généreux subsides pour attirer les jeunes techies au pays des banques. Sans oublier l’aménagement de quelques douillettes niches fiscales, comme celle sur la propriété intellectuelle, moins thématisée que les rulings, mais également dans le collimateur de la Commission européenne (voir d’Land du 2 mai 2014).
Or, pour monter en première ligue, il en faut davantage. À commencer par l’expertise. Des universitaires, des experts en communications et autres leaders d’opinion, qui propagent un discours internet-centriste, solutionniste et technocratique. Un large complexe militaro-industriel ne peut pas nuire non plus. Sur le site du gouvernement israélien, on souligne « the significant catalytic role played by the military ». En mars 2014, à la commission de l’Économie du Parlement luxembourgeois, on notait qu’Israël « bénéficie (...) d’une armée à la pointe du progrès technologique et d’un service militaire obligatoire de trois années. À la fin de leur service militaire, ces jeunes mettent à profit la formation technologique et le savoir-faire obtenu pour fonder leurs propres entreprises innovatrices dans le secteur des TIC. »
Et il faut, avant tout, des capitaux. Or, au Luxembourg, les investisseurs et venture capitalists ne courent pas les rues. Si de nombreux fonds de capital à risque sont domiciliés au Luxembourg, leur management est ailleurs et s’intéresse peu aux balbutiements des start-ups luxembourgeoises. « Les grands fonds de venture capital sont ici, mais pas dans le business opératif », dit Serge Rollinger, héritier de la firme de construction, qui, étudiant, lança sa première start-up avant de se reconvertir en entrepreneur ICT. « Si les fonds sont là, c’est pour des raisons fiscales et les service providers de la place financière, pas pour investir au Luxembourg ».
Les business angels sont au berceau des start-ups. Il y en aurait 260 000 aux États-Unis, quelque 4 000 en Allemagne et, selon les estimations recueillies par le Land, une soixantaine au Grand-Duché. L’histoire typique d’une start-up commence par les membres de la famille et des potes qui en cofinancent les débuts. Ensuite, toujours à un moment où peu de capitaux permettent d’acheter beaucoup de parts de l’entreprise, les business angels descendent sur scène. Les venture capitalists ne viennent que quelques années plus tard, alors que ne restent plus que quelques rares start-ups qui ont survécu et réussi à occuper une place sur le marché. Et ils débarquent avec de gros chèques. En moyenne, les venture capitalists déboursent cinq fois plus que les business angels.
Les investissements en capital à risque pèsent 21 milliards d’euros (0,17 pour cent du PIB) aux États-Unis et 0,8 milliard (0,36 pour cent) en Israël. Ils ne constituent qu’un demi-milliard d’euros en Allemagne (0,02 pour cent). Jointe il y a un mois à San Francisco, Virginie Simon, cofondatrice de la start-up franco-luxembourgeoise MyScienceWork s’étonnait de la force de frappe du capital américain : « Lorsqu’un venture capitalist flaire un potentiel, les montants investis sont énormément plus conséquents qu’en Europe » (voir d’Land du 24 octobre 2014).
Le Luxembourg Business Angels Network (LBAN), un club d’investisseurs dans de petits projets, compte officiellement quarante membres. Le nombre de projets financés par les membres de LBAN est en baisse. Tandis qu’en 2012, les membres du réseau ont investi en 29 projets pour un volume de 2,8 millions d’euros, le nombre de projets soutenus avait chuté à quinze et le volume d’investissement à 1,3 million en 2013. Parmi les business angels interrogés, la même plainte était répétée par quasi tous : « Les Luxembourgeois préfèrent investir dans une quatrième résidence secondaire ».
Ça commence par un mail. Vincent Hieff, un jeune employé à la Chambre de commerce qui affectionne un style hipster (longue barbe et larges lunettes vintage en écaille), en reçoit une vingtaine par semaine, provenant de fondateurs de start-ups. Parmi les projets soumis, il y en a des plus et des moins farfelus. « Certains appellent ,innovants’ des produits qui ne le sont pas du tout. D’autres proposent des projets pharaoniques qui nécessiteraient des centaines de millions d’euros d’investissements », dit Hieff. Après un premier tri, cinq à six entrepreneurs en herbe sont reçus dans le minuscule bureau de Hieff à la Chambre de commerce, où ils auront une demi-heure pour faire leur pitch. Deux finiront au dernier round et pourront faire une présentation aux actionnaires, qui se réunissent tous les premiers lundis du mois pour un « angel café ».
La très grande majorité des projets qui y sont présentés sont liés au secteur de l’ICT. Or, certains business angels aiment également s’associer à des restaurateurs et injecter quelques dizaines de milliers d’euros pour devenir associé d’un bar ou d’un restaurant huppé. Aléatoirement, une telle association permet de se pavaner devant les amis et de bénéficier d’un traitement de faveur à la prochaine sortie. (Vincent Hieff, lui, préfère parler d’une activité économique « plus palpable ».)
Pour Serge Rollinger par contre, pas question d’investir dans une branche économique dont il ne connaît pas les codes : « Dans le domaine de la restauration, j’apporte zéro plus-value en compétences, dit-il. Je ne connais ni les fournisseurs, ni le fonctionnement de ce marché. Or un investissement, ce n’est pas que de l’argent, c’est aussi une expertise qu’on apporte. » Quant à l’artisanat, le problème n’est pas tant d’y entrer, mais comment en sortir. « Qui va me ressortir d’une Sàrl d’artisanat après cinq ans ? », demande Laurent Kratz, PDG de Neofacto, une firme de consultance dans l’informatique. « Le problème qui se posera, poursuit-il, sera celui de la liquidité. »
Évidemment, tous espèrent gagner le gros lot et miser sur le prochain Facebook. On aime à se raconter la légende dorée de Peter Thiel, cofondateur de Paypal et premier investisseur chez Facebook. Il y acheta des parts pour un demi-million de dollars et les revendit huit ans plus tard pour plus d’un milliard. Or, dire que financer une start-up présente un haut degré de risque, est une lapalissade. Sur dix start-ups, six feront faillite, trois se porteront, et, avec pas mal de chance, une donnera un retour sur investissement intéressant.
« Certaines sont mortes, d’autres je les ai revendues à perte, et quelques-unes, je les ai vendues avec une plus-value », résume un investisseur luxembourgeois. Pourquoi ce taux de mortalité élevé ? Le plus souvent, il s’agit d’une erreur d’appréciation. « Les fondateurs d’une start-up pensent qu’il y a une cible, un marché pour leur produit, or en fin de compte, il s’avère souvent que ce marché est beaucoup moins important ; ou qu’il n’existe tout simplement pas », dit Vincent Hieff.
En gros, il existe deux cas-types de l’échec : des commerciaux sans compétences techniques qui vendent un produit qui n’existe pas encore (donc, concrètement, de l’air) et des techniciens sans expérience commerciale qui ont développé un produit sans se préoccuper de comment s’y prendre pour le vendre. « Le problème, c’est qu’il faut un savoir-faire et un faire-savoir », estime Laurent Kratz. « Établir un business plan pour une petite start-up ne devrait pas prendre plus d’une dizaine de minutes. Mais, en fait, personne n’en a vraiment besoin, car, de toute manière, il faudra le réadapter sans cesse », dit Serge Rollinger. À ce problème de compétences s’ajoute une autre maladie infantile : les flux de trésorerie. Les premiers clients ne paient pas assez vite pour que la start-up puisse rembourser ses factures.
Le taux d’échec d’environ soixante pour cent explique également pourquoi les business angels investissent très peu et préfèrent répartir le risque. « Si vous voulez investir 250 000 euros, vous n’allez pas tout investir dans une seule start-up, ce serait trop risqué, estime Vincent Hieff. Mieux vaudra alors investir 50 000 euros dans cinq start-ups différentes. » Le jeu consiste à bien choisir : non seulement le bon projet mené par les bonnes personnes, mais également le bon moment pour en sortir. En parlant de iNui Studio, une firme qu’il avait financée à ses débuts, Serge Rollinger ne peut cacher une certaine amertume. Aurait-il vendu trop tôt ? Car depuis, la firme a continué le développement de son interface tactile à distance qui rend possible de « cliquer » sur un écran sans le toucher. La multinationale coréenne Samsung a déjà signalé son l’intérêt, ce qui promet un très gros chèque. « ,Je suis devenu riche en vendant trop tôt et pas assez cher’, c’est un adage typique parmi les business angels », dit Laurent Kratz qui a investi dans onze firmes, dont la dernière-née est Yallet, un portefeuille pour crypto-monnaies actuellement en phase d’élaboration.
Les start-ups peuvent bénéficier de l’aide aux jeunes entreprises innovantes. Si le ministère de l’Économie double l’investissement, il fixe le plafond à un million d’euros (donc deux millions au total). Cette aide ne tombera qu’une fois. Tout est donc une question de bon timing. La plupart des start-ups attendent le deuxième round et la venue d’un venture capitalist avant de soumettre leur demande, dans l’espoir de s’approcher le plus possible du plafond du million. Car pourquoi postuler pour doubler un premier investissement de 25 000 euros si on peut postuler pour un million deux années plus tard ? À condition de ne pas avoir sombré entretemps, bien-sûr.
Laurent Kratz dit choisir les start-ups en fonction de ce qu’elles pourront apporter un jour aux clients de sa firme : « Nous construisons un réseau de compétences, dit-il. C’est un peu comme cotiser au Lions Club ». Les business angels aiment à présenter leurs activités comme projets philanthropiques. Le LBAN revendique une reconnaissance sociale et la possibilité de déduire les pertes des impôts. Un peu comme si les investissements étaient des dons à des œuvres caritatives. « Il y a beaucoup d’idéalistes, il ne s’agit pas seulement d’argent, la confiance dans un jeune joue pour beaucoup », explique Vincent Hieff. Même message du côté du président de LBAN, Marc Molitor : « L’argent c’est juste une commodité, or ce qu’il faut donner c’est une expertise, un réseau, un angle de vue ; du smart money ».
Molitor a travaillé longtemps comme manager dans des dépendances de Johnson & Johnson, une des plus grandes multinationales pharmaceutiques du monde. Aujourd’hui, il siège comme directeur dans différentes sociétés. De la start-up MyScienceWork à Capital4IP, une société de conseil qui ouvre la voie à l’optimisation fiscale en exploitant les exonérations fiscales juteuses (80 pour cent du bénéfice) sur les droits de propriété intellectuelle (IP). « Nous conseillons les entreprises qui souhaitent développer une approche financière et commerciale de leur portefeuille IP », note le site Internet de Capital4IP. Et de poursuivre : « En conséquence, votre IP Holding paie peu ou pas d’impôts sur les redevances reçues des grandes juridictions. »
Pour vendre la start-up à un gros investisseur (une firme concurrente, un fonds de capital risque) il faut la vendre avec toute l’équipe qui l’a construite. « Si vous perdez le fondateur et ses collaborateurs, la firme n’a plus aucune valeur », dit ainsi Serge Rollinger. Le business angel investit dans un projet qui n’existe souvent que sous forme d’une idée plus ou moins fantaisiste, et il s’engage sur plusieurs années. D’où la nécessité de trouver un fondateur en qui il a confiance. « L’idée est moins importante que les hommes, dit Laurent Kratz. On choisit les projets selon les personnes. Souvent, ce sont des gens avec qui on a travaillé, dont on sait qu’ils sont bons, mais qui n’ont pas assez de pognon pour se lancer. Plutôt que de les voir partir vers la concurrence, on investit. » Or, les actionnaires prennent leurs précautions. Les business angels font signer aux fondateurs des start-ups des pactes d’actionnaires confidentiels dont les clauses stipulent qui a le droit de vendre ses parts le premier. Entre fondateur et actionnaire le rapport de forces penche donc en faveur du second.