Ce qui s’est passé pendant plus de trois ans dans les cuisines du centre pénitentiaire de Luxembourg soulève les hauts le cœur : cinq prévenus, trois fonctionnaires et deux entrepreneurs du pays, comparaissent devant la 16e chambre du Tribunal correctionnel pour usage de faux, détournement, corruption et escroquerie. Ils sont accusés, entre autres préventions, d’avoir participé plus ou moins activement à la mise en place d’un petit réseau parallèle de service traiteur depuis les cuisines de la prison de Schrassig : des détenus ont préparé des plats à base d’ingrédients comme des homards ou des jarrets d’agneau. C’est le centre pénitentiaire qui régalait et, bien sûr, payait la facture. Grâce à un système malicieux de fausses factures, ces délicats menus n’allaient pourtant pas dans la gamelle des prisonniers. Après avoir été mis sous vide, ils partaient sur les tables des banquets privés.
Au-delà des malversations présumées qui auraient été commises dans la chaîne d’approvisionnement du CPL avec une régularité de métronome, sur plusieurs années, et qui ont été portées à la connaissance de la hiérarchie, se pose évidemment la question du contrôle interne de la gestion des établissements publics, du pouvoir exorbitant accordé à certains fonctionnaires et de l’efficacité des soumissions publiques, censées pourtant apporter de la transparence aux marchés de fournitures.
Ancien employé privé d’un traiteur, H., le principal prévenu de l’affaire, préposé des cuisines de la prison, était un homme plutôt efficace, aussi soucieux du bien manger des détenus que de contribuer à « faire le beurre » des fournisseurs travaillant avec Schrassig à travers des contrats de soumission. Ainsi, la charcuterie servie dans les assiettes des pensionnaires du CPL était italienne. Il y en avait entre 1,5 et deux tonnes stockées dans les chambres froides de la prison, de quoi survivre à un ouragan pendant plus de six semaines, alors que les fournisseurs locaux pouvaient livrer presque tous les jours, même pendant les périodes de congés estivaux. Lorsque H. a été suspendu au printemps 2009, les détenus ont renoué avec la tradition des salaisons ardennaises, nettement moins délicates au palais que le jambon de Parme ou le San Daniele, mais bien moins chères à l’achat. Comme l’a signalé devant les juges un des cuisiniers de la prison appelé à témoigner à l’audience ce qu’il a vu et vécu pendant plusieurs années dans le réfectoire sous l’empire du préposé H., la suspension de ce dernier a fait faire du jour au lendemain au CPL d’importantes économies sans que les détenus ne s’en soient plaints. Le budget alimentaire du CPL avait été fixé à 1,768 million d’euros pour 2009. En janvier, quelques mois avant son limogeage, le préposé s’était plaint en public de l’insuffisance de cette enveloppe pour tenir pendant les douze prochains mois. Il lui faudra dès l’automne, avait-il alors assuré, une rallonge de 200 000 euros pour remplir les gamelles des détenus. Or, après que le chef des cuisines ait été écarté pour ses malversations présumées, il restera à la fin de l’année 2009 un montant de 357 000 euros inutilisé sur l’enveloppe annuelle de 1,768 million, sans donc avoir eu à réclamer les 200 000 euros prévus. « Et nous avons respecté à la lettre la soumission qui avait encore été faite sous le contrôle du préposé », affirma le témoin devant les juges. Depuis lors, le budget consacré à la nourriture au CPL est resté stable, oscillant entre 1,4 et 1,6 million d’euros par an. « Nous n’avons jamais frôlé les 1,8 million ni les deux millions d’euros », a poursuivi le cuisinier, ajoutant que la suppression de la charcuterie italienne des menus des détenus avait eu une « grosse incidence sur les prix ».
Le dossier d’instruction a d’abord retenu contre le principal prévenu, H., et un des anciens fournisseurs de produits de boucherie à Beaufort les préventions de fausses factures : l’enquête policière a permis d’en identifier 168 pour un montant de 371 367 euros. Il s’agissait de livraisons de viandes totalement étrangères aux bordereaux de soumission. L’enquête a également mis à jour deux fausses factures confectionnées par un fournisseur de salaisons de Dudelange : une première, de février 2008, porte sur un montant de 382,35 euros, qui aurait dû en principe correspondre à une livraison de jambon de Parme. Au lieu de jambon, le fournisseur a livré pour partie de la somme des capsules de café destinées à l’usage personnel du préposé de cuisine. Une seconde facture factice d’un montant de plus de 3 200 euros, retrouvée au siège de l’entreprise après une perquisition, établira que furent déchargées du camion des canellonis de dinde et des lasagnes florentines au lieu des tranches de jambon italien figurant pourtant sur la facture ainsi que sur le bon de livraison.
Le dossier répressif a également retenu contre le préposé le détournement de marchandises, « à plusieurs reprises ». Comment expliquer par exemple la préparation en plein mois de juillet 2007 dans les cuisines du CPL de plus de six kilos de spare-ribs, livrés par le boucher de Beaufort, cinq kilos de langoustines et une douzaine de homards venant d’une centrale d’achats du pays ? Pour un barbecue d’intégration des pensionnaires dans la cour de la prison ? Que dire encore de la vingtaine de portions de jarret d’agneau livrées en mars 2008 par une entreprise belge et mijotées en sauces avec des petits légumes par les petites mains de Schrassig ?
L’instruction a également porté sur le volet de la corruption présumée, montrant que, outre H., deux autres fonctionnaires du CPL, l’un attaché aux cuisines et l’autre occupé au trousseau, n’ont pas dédaigné les cadeaux offerts par les fournisseurs. Une perquisition au domicile du préposé a permis aux policiers d’exhumer un stock impressionnant d’appareils ménagers et de gadgets plus ou moins inutiles : une collection de foreuses de grandes marques gracieusement fournies l’une par un torréfacteur local, les autres assorties des coffrets de forets, par la firme de salaison de Dudelange ; frigo portatif, pratique, il est vrai, pour faire des barbecues en plein air ; casseroles pour asperges, caisses de vins, peignoirs, téléviseur et téléphone portable. Le fournisseur de Dudelange avait d’ailleurs reconnu lors d’une comparution en avril 2009 devant les policiers avoir donné un téléphone à l’un des prévenus. Au domicile de R., ancien bras droit de H. dans les cuisines de la prison, les policiers feront également un inventaire à la Boris Vian : une glacière électrique, plusieurs perceuses, des tire-bouchons, un nettoyeur haute pression et même une peluche de Dumbo l’éléphant. Chez le troisième prévenu, qui travaillait au trousseau, c’est-à-dire le service gérant la logistique du CPL, de la pêche des enquêteurs de la PJ sortiront notamment une tronçonneuse, une mini-chaîne hifi, des caleçons, des chaussures thermo, des lots de chaussettes et tout un attirail de produits de nettoyage. Tout ça, gracieusement offert par les fournisseurs du centre pénitentiaire.
Les enquêteurs ont poussé les investigations assez loin, jusqu’à d’ailleurs dénicher la peluche Disney, pour déterminer l’adéquation du niveau de vie des fonctionnaires incriminés, surtout le principal prévenu, avec leurs revenus officiels d’agents publics. Ces démarches semblent avoir été décevantes. Le témoignage de ceux qui ont travaillé aux côtés du préposé et observé ses faits et gestes est dès lors crucial dans ce procès. Ce sont d’ailleurs eux qui, face à l’ampleur que le trafic prenait au CPL et du dégoût qu’il leur inspirait, ont eu le courage civique de dénoncer les agissements de leur chef, conformément d’ailleurs à leur statut de fonctionnaire qui les oblige à signaler systématiquement les cas de fraude portés à leur connaissance. Ils mirent des années avant de se faire entendre. Les premiers signalements eurent lieu en 2006. Le suspension du préposé n’est intervenue qu’au bout de trois ans, en avril 2009.
Le directeur de la prison, Vincent Theis, devra expliquer la semaine prochaine devant les juges pourquoi il n’a pas eu la moindre réaction lorsque les mitrons de Schrassig l’ont alerté des dérives du préposé des cuisines, avec un dossier qui parlait déjà très lourdement, photos à l’appui, contre lui et ses manigances autour des « frais de bouche » qui étaient totalement étrangères aux intérêts de la prison. Vincent Theis a-t-il hésité à donner un coup de pied dans la fourmilière, de peur de saper les relations de travail déjà difficiles entre les agents de la prison ? Sa passivité, l’absence de contrôles internes efficaces et l’inexistence de procédures standardisées pour réceptionner et vérifier les quantités de marchandises ainsi que les factures ont alimenté en quelque sorte la « mutinerie » des cuisiniers de Schrassig qui, faute de soutien de leur directeur, sont passés au-dessus de sa tête en alertant ensuite le substitut du procureur d’État en charge de l’administration pénitentiaire, avant de s’adresser finalement directement au ministre de la Justice. Ce fut là aussi assez laborieux avant qu’une enquête pénale soit ouverte, aboutissant à la mise à pied du préposé. Il a en effet fallu attendre que les cuisiniers s’offrent, sur leurs propres deniers, les services d’un avocat et que ce dernier, comme ultime issue, écrive une lettre au ministre de la Justice (à l’époque, il s’agissait de Luc Frieden, CSV) pour qu’enfin des têtes tombent.
Le témoignage de Marc Gengler, président de la Cour des comptes, également attendu la semaine prochaine, servira-t-il la cause du principal prévenu, comme l’espère son avocat, qui a réclamé sa comparution ? Il est à craindre que ce témoin ne serve à rien sinon à mettre une touche people dans ce procès qui a toutes les peines du monde à commencer en raison d’un arrêt de maladie de l’avocat du principal prévenu dès la seconde audience. Que pourrait d’ailleurs dire d’autre le gardien du bon usage des deniers publics sinon qu’il n’a aucune prise sur le contrôle de la gestion financière du CPL ? La Cour des comptes ne contrôle pas davantage les factures, ce rôle ayant été dévolu, lors de la réforme de l’institution, au contrôle financier. Une demande de comparution d’un des contrôleurs financiers du CPL aurait donc probablement été plus efficace pour connaître le degré d’encadrement et de supervision des marchés publics à la prison. Encore ne faut-il pas surestimer le pouvoir des contrôleurs financiers, trop peu outillés et insuffisamment nombreux pour détecter toutes les fraudes et les malices, depuis la confection des soumissions publiques jusqu’au contrôle des chargements de marchandises sortant des camions des fournisseurs.
Il aurait appartenu aux dirigeants du CPL eux-mêmes de mettre en place tous les ingrédients d’un contrôle interne adéquat, comme il se pratique d’ailleurs déjà depuis des années dans les réfectoires et les cantines des écoles et des lycées luxembourgeois, où rien n’est laissé au hasard. Les contrôles des camions de livraison y sont périodiques et inopinés. La mise en place de chinese walls entre le personnel des cuisines et les fournisseurs a permis de réduire les risques de fraudes et de dérapages pour que la nourriture destinée aux élèves ne se retrouve pas sur les tables des banquets de première communion. Aussi, dans l’Éducation nationale, les représentants des grossistes, pour ne pas tenter le diable, ne sont-ils pas autorisés à rentrer dans les cuisines ni se mettre en contact avec ces messieurs-dames portant des chapeaux de Lustucru, pas plus qu’ils n’ont le droit de leur offrir à tire-larigot des robots-ménagers et leur constituer un trousseau digne d’une fille à marier.
Le procès des cinq prévenus, dont trois sont sous contrôle judiciaire (l’ancien préposé et les deux fournisseurs) se tiendra encore la semaine prochaine.
Ines Kurschat
Catégories: Politique judiciaire, Prison
Édition: 17.08.2012