Lundi après-midi. Alors que le soleil claironne sur les hauteurs de l’Œsling, une épaisse nappe de brume commence déjà à se poser sur les valons. Au village, des enfants font du vélo, une odeur de purin emplit l’air frais, indiquant que les agriculteurs font leurs tâches hivernales entre les fêtes. Près d’une maison, la fumée d’un grand feu danse vers le ciel. « Vous savez ce que c’est, ce feu ? » demande Hassan. Probablement quelqu’un qui se débarrasse des branches coupées à l’automne. À Bourscheid, petite bourgade de même pas 600 habitants, entre Ettelbruck et le Stauséi, la vie est paisible, on vit encore en accord avec les saisons.
Sur un flanc de colline, caché au bord de la forêt, avec une vue imprenable sur la nature, une dizaine de maisonettes en bois type chalet suisse, qui ont jadis servi au tourisme. Rien n’indique que depuis, ils ont été transformés en résidences pour demandeurs de protection internationale, si ce n’est la pancarte d’une société de gardiennage privée et le magasin mobile d’un fournisseur privé chargé par le ministère de la Famille de leur approvisionnement en vivres, où les résidents doivent obligatoirement dépenser la quarantaine d’euros qu’ils touchent par semaine. Dans un des chalets, la fenêtre est ouverte, des dés de poulets rissolent sur le feu, une odeur d’épices attire le visiteur. Mohammed prend l’hospitalité syrienne très au sérieux.
Vendredi dernier, les sept habitants de ce chalet sont allés à la messe de Noël, pour prouver leur intérêt pour la culture locale et « que nous ne sommes pas racistes, que nous n’avons pas de préjugés envers votre religion ». Ils étaient les plus jeunes à l’église, ou presque, ils n’ont « rien compris » à la cérémonie, mais le curé était content de les voir là. Ils ont essayé de se parler, mais ont trébuché sur la barrière linguistique, ce qui n’était pas grave, c’était une sortie de Noël, un symbole de leur volonté de s’intégrer.
À l’intérieur du chalet attendent Hassan Job, 29 ans, dentiste de formation, qui a passé son année 2014 en prison en Syrie, arrêté probablement (comme le plupart des prisonniers du régime Assad, il ne le sait pas exactement, on ne lui a pas énoncé de chef d’accusation) parce qu’il avait aidé des manifestants anti-régime blessés lors d’affrontements. Il y a surtout été torturé, un article du Times britannique paru en septembre en rend compte. Les rapports que vient de publier Human Rights Watch en décembre, racontant les conditions inhumaines dans les geôles syriennes, lui rappellent des souvenirs douloureux. Mais Hassan a de la résilience. Lorsqu’il a été libéré à la fin de l’année, de manière aussi impromptue qu’il avait été emprisonné, il ne pesait plus que 45 kilos et fut immédiatement embrigadé dans les forces armées afin de traiter les dents des officiers. Mais il a réussi à fuir, d’abord en Turquie, puis vers l’Europe. Aujourd’hui, il travaille en tant que bénévole pour Amnesty Luxembourg et va dans les lycées raconter son histoire. Hassan Job a des boucles châtain et de grands yeux bleus qui disent sa générosité. Il est éloquent, parle couramment anglais avec un bel accent moyen-oriental et fera le traducteur pour ses camarades. À sept dans un petit chalet avec seulement deux chambres et une cuisine, il faut forcément s’arranger pour vivre ensemble.
Il y a aussi Ahmad Allmoh, 43 ans, ancien enseignant du primaire à Rakka, ville constamment bombardée en ce moment, soit par l’armée russe, soit française ou une autre alliée, parce que Daech y a élu domicile. Ahmad ne pouvait plus travailler depuis quatre ans, il n’y a plus d’école chez lui. Lui aussi a été emprisonné, pendant 45 jours et ignore pourquoi, peut-être qu’un voisin l’a dénoncé comme rebelle. Quand il est libéré, il décide de fuir. Mais il a dû laisser sa famille, sa femme et quatre enfants entre quatre et treize ans, là-bas, parce que l’État islamique ne les laissait pas partir, « ils veulent des civils pour avoir des boucliers humains ». Aujourd’hui, Ahmad ne veut qu’une chose : les faire venir ici. Et pour cela, il lui faut d’abord des papiers, le statut de réfugié officiellement reconnu, pour pouvoir poser une demande de regroupement familial.
Parler de sa famille brise aussi le cœur de Mohammed Arrab, 25 ans, master en comptabilité en poche, parlant couramment anglais. Il montre une photo sur son portable : c’est sa petite fille de trois mois, qu’il n’a jamais vue, elle est née après son départ. Pour les pères de famille surtout, le temps de la procédure semble éternel, entre deux rendez-vous au ministère de l’Immigration, « si tu dois attendre un ou deux mois, peut-être que ta famille sera morte... » Deux autres hommes nous rejoignent, ils sont également originaires de Rakka mais ne veulent pas être nommés, de peur de représailles. Immédiatement, en parlant de la Syrie, c’est le ballet des téléphones portables pour montrer qui ses enfants, qui les destructions dans son quartier ou dans sa rue, photos envoyées par les proches restés là-bas.
Leur communauté de vie est fortuite, arrivés à la fin de l’automne, ils ont été logés là par l’Olai (Office luxembourgeois d’accueil et d’intégration) et s’en accommodent. Le chalet est propre, le chauffage électrique ronronne, Mohammed, passionné de cuisine, fait lever une pâte au levain à côté. Du linge est étendu pour sécher, des chargeurs de téléphones portables accrochés aux prises. Ce téléphone, c’est leur lien avec leur famille, par What’s App notamment, moyen le moins cher pour se connecter. Constamment, des alarmes notifient d’un message vite lu. Ahmad fait un café à se damner – « it’s turkish, very good ! » – et tous racontent leur périple pour venir ici : Ils ont tous pris la route par la Turquie, se souviennent des passeurs armés, qui forcent les migrants dans les bateaux, arme au poing, et de la traversée de la mer Égée dans des embarcations de fortune. « Everything depends on the driver... And the driver, it’s one of us... » Ils éclatent de rire, heureux de s’en être sortis. Hassan a mis 45 minutes pour la traversée, Mohammed par contre cinq heures pour un trajet semblable, des heures passées en grande partie dans l’eau à nager accroché au bateau pour le décharger un peu. Les réfugiés savent qu’à plus de quarante dans un bateau, il y a 90 pour cent de chances qu’il fasse naufrage et qu’ils meurent tous.
Tous ont ensuite pris la même route, à pied, bus et train par les Balkans, mais tous n’ont pas eu les mêmes conditions, selon le moment de leur voyage : il y a des passages qui sont devenus plus difficiles, des frontières qui se sont fermées. Mais tous les cinq se souviennent des nuits passées dehors, des blessés et des tout petits enfants qui manquaient de soins, de la violence des passeurs, de l’arbitraire des forces de l’ordre, tout comme de la générosité des bénévoles qui les accueillaient ici et là et les approvisionnaient en eau et en nourriture.
« Nous avons fui parce qu’il n’y a plus d’endroit où on puisse vivre en paix en Syrie », insiste Hassan. Les Syriens sont des gens fiers et travailleurs, ils ne supportent pas qu’on les soupçonne d’être des profiteurs qui viendraient abuser du système au Luxembourg. Ils ne veulent pas non-plus être assimilés à des réfugiés économiques. Tout ce qu’ils demandent, c’est vivre en paix, faire venir leurs familles, terminer leurs études – Mohammed aimerait enchaîner avec un master à l’Université du Luxembourg pour pouvoir travailler dans la finance – et trouver un emploi et un logement. « Nous n’étions pas pauvres là-bas, nous avions une situation », est une phrase qui revient souvent. Ici, ils suivent des cours de langue, français ou allemand, pour s’intégrer le plus vite possible au grand-duché, qu’ils ont choisi pour son calme, « et parce que vous avez l’expérience d’accueillir beaucoup d’étrangers, il n’y a pas de racisme ici », selon Hassan. Tous insistent qu’ils n’ont jamais ressenti de rejet ou d’agressivité ici, même après Paris, « nous n’avons rien à voir avec ces gens-là », souligne Mohammed.
Puis ils racontent l’arbitraire de l’administration Assad, de l’armée et de Daech. Hassan et Mohammed sont originaires de Daraya près de Damas, ville rebelle, et leur seule adresse pouvait être vue comme un affront par l’armée lors d’un contrôle d’identité et avoir des conséquences désagréables. Les habitants de Rakka, enclave de Daech dans le nord, ne comptent pas les absurdités des maîtres de la ville, entre les limitations géographiques ou temporelles de l’accès à Internet (essentiel pour ceux qui sont restés afin de communiquer avec leurs proches), les coupures d’électricité, l’approvisionnement sporadique en diesel pour se chauffer ou les règles complètement arbitraires édictées sans raison ni justification, comme l’interdiction aux femmes de conduire des voitures ou des taxes faramineuses imposées à tête du client et selon l’humeur du jour. Sans compter les bombardements et les fusillades. « Nous ne connaissions rien aux armes avant la guerre, sourit Hassan le pacifiste, mais nous sommes devenus de véritables experts à les nommer... » Aujourd’hui, leur patrie est pour eux une blessure, une plaie béante dans leur cœur. « Mais, bien sûr, je rêve de pouvoir rentrer un jour », dit Hassan.