« Il y a moins de bateaux en ce moment, beaucoup moins. Mais ce n’est pas forcément parce que les migrants passent désormais par les pays de l’Est... Je crois que c’est parce que la mer commence à devenir beaucoup plus dangereuse à cause de la météo : les vagues sont trop hautes. » François Kluckmann connaît bien la Méditerranée au large des côtes libyennes, parce qu’il la survole quasi quotidiennement avec son collègue belge Julien André. Luxembourgeois, quadragénaire, il a quitté l’armée luxembourgeoise où il était sous-officier il y a une dizaine d’années parce qu’il voulait absolument devenir pilote et savait que l’acquisition de l’avion militaire luxembourgeois risquait de s’éterniser. Il a donc démissionné et rejoint la société d’aviation civile CAE, établie depuis 1971 au Luxembourg, spécialisée en surveillance aérienne et services para-militaires. Travaillant pour la Namsa, l’Otan, Frontex ou l’Eufor, CAE occupe aujourd’hui quelque 200 personnes et possède 22 avions. Elle a entre autres travaillé pour la mission Atalante de l’Eunavfor, assurant la sécurité des bateaux dans le golfe d’Aden et l’océan indien à partir de 2008. « Aujourd’hui, il n’y a plus de pirates là-bas », glisse le directeur général de CAE Bernard Zeler aux députés et représentants de l’Armée et du ministère de la Défense lundi après-midi à Sigonella, Sicile, au bord de la piste de décollage de la base aéronavale. Jean-Marie Halsdorf (CSV) est là, il avait signé le premier contrat avec CAE pour cette mission Atalanta lorsqu’il était encore ministre de la Défense. « Ce PPP est un modèle qui fonctionne très bien », juge Bernard Zeler. Le Luxembourg investit cinq millions d’euros annuels dans la mission, ce qui est pris en compte pour son engagement militaire au sein de l’Union européenne.
Une mission normale de François Kluckmann et Julien André dure douze à treize heures, entre le briefing initial et le debriefing. En règle générale, ils volent de nuit avec leur petit Fairchild Merlin III bourré de technologie de surveillance, décollage vers onze heures ou minuit, jusqu’au petit matin (l’avion a une autonomie de vol de sept heures). Leurs collègues de l’Euronavfor les avertissent lorsqu’ils constatent des mouvements sur les côtes libyennes. Leur job consiste alors à scruter la mer avec des caméras à infra-rouges pour détecter les bateaux de migrants, puis d’envoyer ces informations en temps réel aux bateaux de l’Euronavfor, qui ira sauver les migrants et intercepter les passeurs. La mission Sophia, décidée le 22 juin 2015, a pour but principal de démanteler les réseaux de passeurs en Méditerranée, sans mettre en danger la vie des migrants – dont le sauvetage en mer, bien que n’étant pas l’objectif principal, fait partie du quotidien.
L’opération Sophia, ce sont désormais plus de 2 000 personnes de 22 pays, neuf bâtiments de guerre des différents pays qui opèrent en mer, plus autant d’avions et d’hélicoptères. Après une première phase essentiellement de renseignement, selon le slogan « intelligence is everything », elle est entrée en phase deux, opérationnelle, le 7 octobre. Désormais, les armées interceptent les bateaux dans les eaux internationales et peuvent les saisir, arrêter les passeurs et les traduire devant la justice. En quatre mois, plus de 3 600 migrants ont été ainsi sauvés, 23 bateaux saisis et, depuis le début de l’année, 320 passeurs arrêtés, dont quinze dans le cadre de l’opération Sophia. Dix d’entre eux ont été condamnés par la justice italienne, dont plusieurs peines plus lourdes, notamment une à perpétuité.
Lundi, le Vice-Premier ministre et ministre de la Défense Etienne Schneider (LSAP), accompagné d’une délégation de députés de la commission des Affaires étrangères du Parlement (Marc Angel, LSAP, président ; Claudia dall’Agnol, LSAP ; Jean-Marie Halsdorf, CSV, et Gusty Graas, DP) et de journalistes, visitait le siège de l’Euronavfor Med (European Naval Force Mediterranean) à Rome et la base de Sigonella. À Rome, le contre-amiral Hervé Bléjean, commandant adjoint de l’opération, explique les méthodes des passeurs, qui essaient déjà de tirer profit de la mission. Traverser l’Afrique jusqu’en Libye coûte en moyenne 2 000 euros, puis les migrants dépensent entre 1 000 euros pour la traversée en embarcation de fortune pneumatique et 3 000 euros pour le passage sur un bateau plus solide en bois. Un seul passage peut ainsi rapporter jusqu’à 40 000 euros au trafiquant. Désormais, les passeurs ne remplissent même plus les réservoirs d’assez de carburant pour que le bateau ait une chance d’atteindre les côtes européennes, mais comptent justement sur une interception par les forces militaires européennes qui viennent les sauver en mer. Souvent, ils ne les accompagnent pas mais leur donnent juste un portable avec un numéro enregistré, qui permet aux migrants d’appeler de l’aide.
La phase deux de l’opération Sophia permet certes d’intercepter les bateaux en mer, d’arrêter les passeurs et de détruire les embarcations afin qu’elles ne puissent plus servir – mais elle ne le permet que dans les eaux internationales. Dans la phase trois, ces mêmes opérations pourraient se faire dans les eaux territoriales libyennes, ce qui permettrait par exemple d’éviter dès les côtes que des migrants ne prennent la mer et se mettent en danger. Mais pour la déclencher, il faut l’accord de la Libye, sans gouvernement actuellement, et un mandat de l’Onu que la Russie refuse de soutenir tant que la Libye n’a pas donné son aval. Selon les derniers chiffres de l’Onu, publiés mardi, 705 200 migrants ont traversé la Méditerranée depuis le début de l’année, dont 120 000 ont emprunté la route libyenne, une des plus dangereuses. En Italie, 7 230 migrants sont arrivés en octobre, contre 15 000 durant la même période de l’année dernière, la majorité des réfugiés syriens passant désormais par la Turquie et la Grèce (160 000 arrivées en octobre).
Retour à Sigonella, qui se trouve entre Syracuse et Catane. Alors que les officiels reçoivent des informations classées secret défense dans la salle de briefing, François Kluckmann et Julien André posent patiemment pour les journalistes, au pied de l’Etna, répondent à toute les questions. « La principale difficulté, c’est de trouver assez de sommeil entre deux missions », explique le pilote luxembourgeois. Il est 17 heures, ils sont rentrés de mission à six heures du matin et se préparent à présenter leur avion en vol au ministre Etienne Schneider. Logés à côté des soldats américains également stationnés ici, ils ont appris à détester leurs chiens, qui aboient lorsqu’ils essaient de dormir un peu. « Nous sommes logistiquement indépendants », explique Luc Audoore, directeur général adjoint de CAE et directeur des opérations. L’avion affrété par le Luxembourg loue une place sur la base, mais toute la maintenance fonctionne en autarcie, les pièces de rechange arrivent par DHL, seul le carburant est fourni sur place. CAE met à disposition six personnes pour cette mission : deux pilotes, un opérateur de système, un analyste des données (qui traite les informations recueillies par l’avion en temps réel au sol et les transmet immédiatement aux autres acteurs de la mission), un logisticien et un mécanicien. Ils sont Luxembourgeois, Belges, Britanniques, Néerlandais et Français, travaillent un mois d’affilée avant de rentrer se reposer un mois.
Décidée le 15 juillet, la mission luxembourgeoise fut opérationnelle en une semaine et est, selon le ministre, très estimée au niveau européen. Parce que cette petite équipe légère a assuré 43 missions depuis juillet, soit deux tiers des vols de l’Euronav-for Med, et sauvé 3 387 migrants. « L’engagement du Luxembourg sur place est très apprécié parce que nous étions extrêmement réactifs », affirma Etienne Schneider dans le petit café de la base aéronavale, après avoir pu participer à un survol de l’île avec le Merlin III. Il se montra impressionné par la qualité de l’équipement et la compétence de l’équipage. La lutte contre les passeurs n’est qu’un des trois volets de la politique en matière de réfugiés, détailla-t-il sur place, à côté de leur accueil et intégration au Luxembourg, partie assurée par ses collègues Corinne Cahen (DP, Famille et Intégration), Dan Kersch (LSAP, Intérieur) et Claude Meisch (DP, Éducation nationale) et de la tentative d’enrayer les raisons de leur fuite de leurs pays, qui doit se faire sur le plan diplomatique et politique, essentiellement par le Premier ministre Xavier Bettel (DP) et le ministre des Affaires étrangères, Jean Asselborn (LSAP). « Si on considère que l’avion luxembourgeois a assuré trois quarts des vols, on peut dire que nous avons contribué à sauver trois quarts des migrants qui furent ainsi récupérés, affirme-t-il. Nous pouvons être fiers de cet engagement. Nous voulons montrer notre solidarité et faire des dépenses en politique militaire qui fassent sens et nous apportent aussi quelque chose. »