« À vrai dire, explique Martine Deprez, si on considère que nous partons d’une somme annuelle de 300 000 euros de dons qui transitaient l’année dernière par nos comptes, argent sur lequel il y a un déchet fiscal maximal de 46 pour cent, nous parlons d’un impact absolument dérisoire dans les caisses de l’État... » Martine Deprez est présidente fédérale de la vénérable Union grand-duc Adolphe (Ugda), principale fédération nationale des fanfares et chorales locales créée à la fin du XIXe siècle, qui réunit quelque 300 clubs représentant plus de 13 000 musiciens et chanteurs, auxquels s’ajoutent les centaines d’élèves de ses écoles de musique. Si l’Ugda a traversé une grave crise institutionnelle ces dernières années et que Martine Deprez avait réussi à la stabiliser et à la pacifier (aussi suite à la démission de plusieurs membres du conseil d’administration), la nouvelle incertitude l’a prise au dépourvu : en octobre dernier, l’Administration des contributions directes (ACD) informa l’Ugda quant à la non-conformité d’une de ses pratiques courantes avec la législation luxembourgeoise – et depuis, c’est la zizanie en coulisses.
Que s’est-il passé ? L’Ugda a depuis 1989 le statut d’utilité publique, impliquant que les dons privés qui lui sont adressés sont fiscalement déductibles au titre de « dépenses spéciales » pour le donateur, selon l’article 112 de la loi de décembre 1967 concernant l’impôt sur le revenu. Quelque 290 associations sans but lucratif dans les domaines caritatif, social, culturel ou éducatif ont ce statut, plus une centaine d’ONG d’aide au développement, qui sont agréées par le ministère de Affaires étrangères. Or, la procédure pour obtenir ce statut d’utilité publique est longue et fastidieuse et dépasse souvent les petits clubs gérés par des bénévoles sur le coin de leur table de cuisine. En 2010, le ministre CSV de la Justice François Biltgen avait voulu réformer la loi de 1928 sur les asbl et les fondations – et s’était aussitôt attiré l’ire des presque 8 500 associations du pays qui craignaient une guerre administrative. Biltgen retira son projet de loi, sans qu’il ne soit jamais remplacé.
Or, les 300 fanfares et chorales fédérées à l’Udga ont souvent une riche activité, essentielle aussi bien culturellement que socialement dans les quartiers et les villages. Et pour pouvoir faire fonctionner leurs ensembles, ils ont besoin d’un peu d’aide financière de la part des communautés locales : achat d’instruments de musique par exemple, ou commande d’une composition pour un concert anniversaire, publication d’un livre ou d’une plaquette de programme. Les gens, souvent, sont prêts à mettre la main à la poche – mais ne voudraient pas en plus être imposés sur ce don. La pratique courante était donc que cette somme soit versée à l’Ugda, qui la transmettait ensuite au club en question. Forte de son statut d’utilité publique, l’Ugda envoyait alors un certificat de don au donateur, qui pouvait le verser aux papiers de sa déclaration d’impôts afin de toucher des libéralités de cette hauteur – pour autant qu’il ait au moins fait des dons à hauteur de 120 euros (et pas plus d’un million d’euros) cette année-là. Or, un nouveau fonctionnaire aux impôts, en contrôlant le dossier d’un club affilié, est remonté aux sources des textes légaux en cours, et s’est heurté à cette pratique. À ses yeux, le statut d’utilité publique ne saurait être transposable aux sous-organisations de l’Ugda. Un principe qui, lit-on dans la réponse du ministre des Finances et de celui de la Culture, Pierre Gramegna et Xavier Bettel (tous les deux DP) à une question parlementaire des députés CSV Marc Spautz et Laurent Zeimet sur le sujet, « s’applique cependant de manière générale » – donc à toutes les fédérations regroupant des entités locales, comme par exemple aussi les scouts.
Depuis le courrier de l’ACD, le CA de l’Ugda cherche à savoir ce qu’il en est et quelle attitude prendre, s’est sentie écouté et compris par le secrétaire d’État à la Culture, Guy Arendt (DP) – et pour cause : son plus proche collaborateur depuis fin 2016, Gilles Lacour, est un ancien de l’Ugda –, mais ne comprend pas le nouveau zèle de l’administration. Pierre Gramegna et Xavier Bettel proposent, dans leur réponse de décembre, que les clubs affiliés passent plutôt par le Fonds culturel national (Focuna), établissement public qui peut accorder la déductibilité fiscale – sous condition que les initiatives et clubs aient un agrément afférent. Le président du Focuna, Jo Kox, ne doute pas une seconde du but culturel des dons versés via l’Ugda aux associations affiliées. « Si tous devaient désormais passer par le Focuna, il nous faudrait embaucher une personne supplémentaire », sourit-il quand on lui pose la question de la faisabilité de la procédure administrative proposée par les ministres.
Conscient du problème, et afin de réduire l’effort administratif à un minimum, le Focuna avait mis en place une nouvelle procédure de contrôle du bienfondé des dons dès 2015 : l’association en question demande un agrément pour le projet culturel pour lequel elle voudrait recevoir des dons privés, agrément que le comité directeur du Focuna lui accorde après analyse du dossier. L’argent transite ensuite par les comptes du Focuna, qui émet, lui, le certificat pour les impôts. La première année de cette nouvelle procédure, en 2015 donc, une douzaine d’asbl et d’initiatives ont reçu un tel agrément, 351 donateurs ont bénéficié de l’avantage fiscale prévu par la loi de 1982, pour une somme totale de 162 000 euros. Jusqu’en décembre 2017, ces agréments étaient au nombre de 39 ; ils sont publiés sur le site focuna.lu : ce sont souvent des dons modestes pour des projets qui sont certes ambitieux, mais visiblement difficiles à financer. La restauration de l’orgue de l’église de Bertrange, par exemple, a rapporté 6 816 euros en 72 dons (moyenne : 94 euros par personne), la saison 2017/18 du Kammermusikveräin a été soutenue par 2 250 euros en 46 dons, l’exposition sur la Première Guerre mondiale à Bascharage, organisée par l’asbl Centre culturel Claus Cito, n’a reçu qu’un seul don de 25 euros, d’autres ont reçu zéro euros, alors que l’appel à financement public le plus célèbre des dernières années, l’acquisition d’un tableau de Koekkoek par le Musée national d’histoire et d’art, a rapporté 103 000 euros en 277 dons individuels (moyenne : 371 euros par personne). La popularité de ce crowdfunding à l’ancienne dépend toujours pour beaucoup de la communication mise en place par l’initiateur du projet.
Si Martine Deprez s’étonne donc du nouveau zèle de l’ACD par rapport à la somme globale en jeu – surtout en comparaison de la décision du même gouvernement de ne pas vouloir encaisser les 250 millions d’euros d’arriérés d’impôt d’Amazon, que lui a pourtant attribué une décision de la Commission européenne –, cette rigueur légaliste du DP vis-à-vis d’une institution culturelle très grand public est carrément incompréhensible. Car à aucun moment, le bienfondé des activités culturelles de l’Ugda et de ses sections locales n’est remis en question. Selon la présidente fédérale, un « nombre à trois chiffres » des donateurs ne virent que vingt euros par don (le règlement sur le Focuna impose un minimum de cinquante euros), on s’en prend donc ici aux mécènes les plus modestes. Alors que, par ailleurs, les gouvernements successifs s’acharnent à promouvoir la philanthropie, avec notamment la création de la Fondation de Luxembourg, qui s’adresse aux High net-worth-individuals (il faut déposer au moins 250 000 euros pour créer sa propre fondation), et à vouloir encourager le mécénat, aussi culturel. C’est surtout impressionnant de constater comment le DP réussit ainsi à se mettre à dos une frange supplémentaire du secteur culturel – après l’affaire des conventions annulées par Maggy Nagel et la gestion désastreuse, par Xavier Bettel, de l’affaire Lunghi/Schram.