C’est un petit article de rien du tout dans le projet de budget pour l’année 2015. Sur 675 pages que fait le document, son explication prend à peine une page. À la page 90*, il est expliqué que l’article 47 de ce projet de loi entend adapter « la loi modifiée du 28 avril 1998 autorisant le Gouvernement à constituer une Fondation ‘Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean’ et à lui accorder une aide financière ». Dans une explication alambiquée empruntant à l’audit réalisé en 2013 par le bureau d’experts Lordculture les louanges quant à la pertinence de la collection déjà constituée, l’Inspection générale des finances estime qu’il « n’est pas déraisonnable de conclure que l’objectif fixé à l’époque par le législateur en ce qui concerne la constitution d’une collection a déjà été largement atteint à la fin de l’exercice 2013 » et que donc l’attribution d’un budget fixe pour les acquisitions n’est plus nécessaire mais pourra désormais « ressortir de la compétence du conseil d’administration ».
Où est le drame ? Personne ne rouspète. Ni le directeur Enrico Lunghi, ni le président de la fondation qui gère le Mudam, Jacques Santer, ni le représentant du ministère de la Culture au conseil de la fondation, Bob Krieps, ni les membres internationaux de la commission d’acquisitions, et encore moins les artistes, qui voient pourtant le principal collectionneur et faire-valoir de leur art amputé de son budget d’acquisition. À part l’un ou l’autre courriel de galeriste, c’est le calme plat. Interrogé sur qui a eu l’idée de cette désaffectation, Enrico Lunghi répond que « la question n’est pas pertinente : il fallait trouver une solution pour équilibrer le budget et c’était de toutes les solutions possibles la moins mauvaise ». Quant à la réaction des membres de la commission d’acquisition (Jimena Blazquez, Barnabas Bencsik, Julia Draganovic), Enrico Lunghi affirme qu’« ils sont consternés mais comprennent que dans une telle situation, il n’y a pas grand chose d’autre à faire. » Lors d’une conférence de presse sur les mesures d’austérité au ministère de la Culture, le 17 octobre, Bob Krieps essaya de relativiser la portée de la mesure, promettant que « d’ici 2018 », le Mudam devrait à nouveau être en mesure d’acheter des œuvres. Donc quatre ans de dèche ?
Éviter la faillite En réalité, même si tout le monde tente d’éteindre le feu en évitant le sujet, le Mudam est au bord de la faillite depuis plusieurs années. Parce qu’il est dramatiquement sous-financé depuis ses débuts. La députée libérale Anne Brasseur, alors dans l’opposition, avait tiré la sonnette d’alarme dès le vote de la loi sur le Mudam, calculant, à la tribune de la Chambre des députés le 11 novembre 1997, que les 150 à 200 millions de francs (3,7 à 5 millions d’euros) ne pouvaient suffire pour garantir son fonctionnement (c’était il y a 17 ans !), et qu’il fallait plutôt prendre l’estimation haute des frais de fonctionnement avancée par l’expert responsable de la préfiguration Bernard Ceysson, qui se situait aux alentours de six millions d’euros par an. Ceci surtout à cause de l’absence inexplicable des frais de chauffage dans les calculs servant à l’estimation des frais d’exploitation. Même le rapporteur du projet de loi, le député CSV Laurent Mosar, était conscient du fait que la dotation publique prévue dans la loi était trop modeste, mais il y vit un moyen pour « motiver l’équipe » qui exploiterait le Mudam à trouver d’autres sources de financement, notamment du côté du mécénat. Or, bien que le Mudam fasse tous les efforts du monde pour aguicher des mécènes, qu’il pouponne les banques, les firmes d’audit, les avocats d’affaires et autres sponsors potentiels, 85 pour cent de ses recettes proviennent toujours de la participation financière de l’État. Seulement 4,5 pour cent du mécénat et le reste de produits d’exploitation (caisses, restaurant, shop ; source : rapport de Lordculture publié en février de cette année).
« Depuis mon arrivée, en 2009, la dotation de l’État n’a pas évolué, répond Enrico Lunghi (joint par courriel à l’étranger), bien au contraire. Or, à mon arrivée, il manquait un million d’euros pour équilibrer le budget. Nous avons depuis économisé sur tous les postes et augmenté nos recettes de façon plutôt spectaculaire pour arriver à un budget équilibré en 2013. Et là, on nous enlève encore plus de 400 000 euros. Impossible de développer un musée dans ces conditions – il est au régime sec depuis le début et maintenant c’est la collection aussi qui est freinée, alors qu’elle est réputée à l’échelle internationale, malgré sa taille modeste. Le Mudam a un bilan vraiment positif, et pourtant, sa dotation ne suit pas, c’est pour moi assez incompréhensible. »
Entre 2013 et 2014, la dotation du Mudam a chuté de 6,79 millions d’euros à 6,38 millions, puis remonte, selon le projet de budget pour 2015, à 6,55 millions. Ce qu’il fera par la suite régulièrement, mais modestement chaque année, pour atteindre 6,94 millions en 2018. En comparaison, le Musée national d’histoire et d’art recevra 8,49 millions l’année prochaine et le Musée national d’histoire naturelle 7,61 millions. Or, depuis des années, le Mudam est déficitaire, c’est un secret de polichinelle, mais là encore, personne d’autre que la direction ne semble vraiment s’en inquiéter plus que ça. Entre 2011 et 2014 (sur le budget prévisionnel), ce déficit a atteint des sommes faramineuses, entre 82 000 euros en 2012 et 455 382 euros en 2013, toujours selon Lordculture.
L’explication est aussi simple qu’évidente : les frais d’entretien sont trop élevés. Notamment ceux, écrit encore le rapport d’experts, « liés au bâtiment – consommations énergétiques et fournitures de consommables, loyers et charges locatives, et sous-traitances dont nettoyage et sécurité – sont très élevés, représentant autour de 28 pour cent du budget annuel total, à savoir 1 974 570 euros en 2011 et 2 148 500 pour la proposition budgétaire ». En gros : la verrière conçue par IM Pei est bien belle, mais elle coûte cher à chauffer en hiver et à refroidir en été.
Le drame, c’est qu’aucun représentant de l’État au conseil d’administration, ni ceux de l’Inspection générale des finances, ni ceux du ministère de la Culture, n’a jamais voulu ou réussi à convaincre les ministres successifs – Erna Hennicot-Schoepges, CSV, François Biltgen, CSV, Octavie Modert, CSV, et Maggy Nagel, DP – à revoir à la hausse la dotation financière du Mudam, dans un geste de realpolitik courageux. Cela a pourtant été fait pour d’autres maisons qui tiraient la sonnette d’alarme. Mais le Mudam reste le mal-aimé des gouvernements successifs, qui lui reprochent qui son orientation esthétique résolument contemporaine, qui son absence de grandes expositions bling bling genre Toulouse-Lautrec ou Picasso, qui pourraient attirer ce million de touristes annuels qu’avait un jour fait miroiter IM Pei.
Prévoyant, le législateur, conscient que le capital d’un musée est sa collection, avait fait inscrire, dans l’article 2 (4) de la loi qu’« un montant minimum de l’aide annuelle de base de 25 millions (de francs, ndlr.) sera mis à disposition pour constituer la collection du musée ». En 2008, la loi a été adaptée pour fixer cette somme à 620 000 euros annuels, soit grosso modo un dixième de la dotation. Ce budget spécifique est actuellement réservé à l’acquisition d’œuvres pour la collection, qui compte quelque 600 pièces après vingt ans d’activités de collection (un comité d’experts avait commencé les achats avant le vote de la loi, sous les auspices du Fonds culturel national). Et c’est là que quelqu’un au conseil, à la direction ou au ministère a eu cette idée de génie : et si, au lieu d’acheter des œuvres d’art, on payait les factures de chauffage et d’électricité avec cette somme ? On pourra toujours acheter un tableau ou deux avec la menue monnaie qui reste ?
C’est ainsi que cet article 47 s’est retrouvé dans le projet de budget pour 2015, qui sera voté à la Chambre des députés le 18 décembre L’article prévoit même une rétroactivité de la mesure, qui s’appliquerait donc dès le budget 2014, ce que le Conseil d’État n’apprécie guère dans son avis ; il demande la suppression de cette rétrocactivité. Cette année, le comité d’acquisition pourtant a déjà freiné son ardeur et n’a dépensé que 100 000 euros en achats d’œuvres, attendant probablement l’entrée en vigueur de cette coupe drastique dans son budget disponible.
Lors de son intervention sur la politique culturelle du gouvernement, jeudi dernier, 20 novembre à la Chambre, le député socialiste Franz Fayot fit timidement entendre qu’il estimait utile que le Mudam puisse continuer son activité de collectionneur et ne soit pas freiné si dramatiquement dans son développement. En tant que rapporteur du projet de budget, il pourrait encore changer les choses en faisant supprimer cet article – mais ce serait aller contre la volonté du Mudam même, dont les dirigeants, dans leur désespoir, sont demandeurs de cette désaffectation du budget d’acquisitions.
Ironie du sort, les arguments pour cette modification de la loi proviennent des louanges de Lordculture pour la qualité de la collection déjà constituée, soit 576 œuvres de 300 artistes, tous médias et toutes nationalités confondues, acquises à une échelle de prix moyenne (de 10 000 à 100 000 euros) et « reflétant bien les grandes innovations artistiques qui ont marqué le monde de l’art depuis les années 1960-70 ». D’ailleurs, note le rapport d’audit, « la cote de plusieurs artistes acquis il y a quelques années a ainsi déjà augmenté, témoignant d’une certaine pertinence dans les choix effectués du point de vue du marché de l’art ». Or, au lieu de lui servir, ces éloges desservent la collection, l’auteur du projet de loi estimant que tout va donc bien dans le meilleur des mondes, pas besoin d’acheter davantage.
C’est méconnaître le métier : c’est la collection qui inscrit le Mudam dans les réseaux internationaux des musées – l’année dernière, une soixantaine d’œuvres ont ainsi été prêtées à des expositions. Et c’est la collection aussi qui donne son profil au Mudam, et qui constitue une des raisons de lui payer une visite. D’ailleurs, afin de réduire les frais de production de nouvelles expositions thématiques ou monographiques, le Mudam avait déjà décidé d’organiser plus d’expositions de sa propre collection. Or, si c’est pour toujours montrer les mêmes œuvres, cela deviendra de plus en plus inintéressant.
Lors de la présentation du programme du musée pour 2015, le 18 novembre, Enrico Lunghi a annoncé une augmentation des tarifs d’entrée de cinq à sept euros afin d’aider à équilibrer le budget. Or, même si les quelque 80 000 visiteurs annuels étaient tous des payants, cela ne ferait toujours que 160 000 euros supplémentaires. Mais c’est un geste de bonne volonté pour prouver les efforts du Mudam à trouver de l’argent ailleurs – on est bien loin des débats qu’on a connus il y a quelques années et qui prônaient la gratuité des musées dans une optique de démocratisation de l’accès à l’art.