Je cherche des informations sur Alain Bourbonnais. Ce nom renvoie à un lieu étonnant dénommé « la Fabuloserie ». Je lis sur le site qu’il s’agirait de la maison de campagne Bourguignonne de l’architecte, maison qu’il aurait transformée avec l’aide de sa femme Caroline en temple de l’art brut.
Découverte de la « Fabuloserie » et rencontre avec Caroline Bourbonnais. La « Fabuloserie » est un univers indescriptible, une juxtaposition d’objets, saisissants de beauté et de raffinement : dentelles, assemblages, de bois et de fer, de bric et de broc.
Caroline Bourbonnais m’ouvre sa maison, l’ambiance est chaleureuse. Elle me reçoit dans sa salle à manger, derrière cette vieille dame de 90 ans, est tendue une gigantesque fresque des fameux turbulents ; créations folles, de papiers et bois trouvés, sortis de l’univers magique d’Alain Bourbonnais.
Je lui parle de Luxembourg et du Grand Théâtre. L’émotion est palpable. Caroline s’absente quelques instants pour rechercher son « dossier Luxembourg ». Est-ce un hasard mais le dossier, vieux de 50 ans, est trouvé immédiatement. Le dossier à la main, Caroline raconte : « À l’automne 62, la tension entre le groupe de travail et Alain avait atteint son paroxysme. La situation était devenue intenable. Il nous fallait partir » Caroline me décrit encore frissonnante le passage de la frontière, la peur au ventre, et aussi le grand gueuleton qui suivit au petit matin en arrivant à Paris.
J’ouvre le dossier que Caroline Bourbonnais m’a confié. Confiance offerte à une inconnue.
Contenu du dossier : Un Bristol de Joseph Leydenbach, Président de la Banque internationale de Luxembourg pour qui Alain Bourbonnais a construit une maison en 1962 au Limpertsberg. Quelques lettres manuscrites. Des articles de journaux, découpés et collés sur des feuilles A4. Je décortique la revue de presse et tente de reconstituer la chronologie des évènements.
Article du Luxemburger Wort sur la présentation aux édiles de la ville du projet du Grand Théâtre par le lauréat ; l’architecte parisien Alain Bourbonnais… promesses de grandeur et de prestige pour le pays.
Visite de chantier ; une photo où l’on peut voir Alain Bourbonnais, reconnaissable entre tous malgré la mauvaise qualité de l’image, par ses moustaches et son nœud papillon, à côté de lui Georges Reuter, l’échevin de la ville, entourés d’une vingtaine d’hommes à chapeaux… L’ambiance semble grave.
Extrait du discours de l’échevin à la Culture, Marcel Fischbach à l’occasion de l’inauguration du Grand Théâtre : « C’est une Galerie des Glaces transposée en style du XXe siècle. Dans ce vaste hall, resplendissent ce soir les deux grands lustres centraux… Au plafond, en suivant la vaste perspective, se présente le jeu des lumières et des ombres sur les formes blanches taillées en pointe de diamant du plafond. On se laisse aller à cœur joie dans ce magnifique espace… qui a une ampleur à laquelle nous autres Luxembourgeois ne sommes pas encore habitués chez nous. »
Traduction de l’article paru dans le Lëtzebuerger Journal titré « Gala de la mesquinerie ou de la petitesse d’esprit » : « L’histoire oubliera ces petites disputes mais le théâtre du Millénaire subsistera, l’œuvre d’Alain Bourbonnais durera plus longtemps que le conseil des échevins qui, par petitesse d’esprit n’a pas envoyé une invitation à l’Architecte. »
Je décide de m’intéresser de plus près à cette photo parue dans le Wort. Direction la Photothèque. Je recherche des éléments qui pourraient expliquer les tensions pressenties dans l’image. Plongée dans l’œuvre des photographes Théo Mey et Edouard Kutter à la recherche de photographies du Grand Théâtre et des acteurs qui ont œuvré à sa réalisation.
Classeur TK 62 : Stupéfaction devant ce que je trouve : Photo TK 62 455. Espace du foyer du Grand théâtre. Le soleil perce les fenêtres en forme de parallélogramme et autres polygones. La profondeur du volume est gigantesque. Au plafond, des échantillons de plaques de plâtres composées de petites pyramides accolées. Suspendus au plafond : des prototypes de lustres aux formes résolument contemporaines.
Photo TK 6278, même prise de vue, même perspective, même lumière, seules différences ; de la pierre naturelle recouvre le sol, les pyramides recouvrent tout le plafond, et d’autres prototypes de lustres sont accrochés, des longs tubes de carton encerclés de bandelettes de papier.
Photo TK 6299, Pierre Werner et le Prince Felix penchés sur une longue table recouverte de cristaux, en arrière-plan la Grande Duchesse Charlotte en compagnie d’un édile de la ville.
Enfouies dans les caves du théâtre, huit caisses remplies de documents dorment depuis cinquante ans. On me les confie. Je les déballe une à une: Tubes remplis de plans techniques, rapports de chantier, courriers. Au milieu de cela se trouvent des dessins et esquisses de propositions pour les lustres qui vont orner le futur foyer et un petit coffret noir recouvert de cuir.
Sur le coffret, gravé en lettre d’or, le nom d’une entreprise autrichienne Lobmeyr. À l’intérieur, des courriers aux entêtes d’entreprises invitant un certain Monsieur H. à se rendre en Tchécoslovaquie pour voir les échantillons de cristal de Bohème. Et puis une série de photos présentant des arrangements de cristaux… Ces cristaux sont certainement destinés à remplacer les bandelettes de papier et les tubes en cartons, observés dans la photo TK6278.
Au fond de la caisse NT05, des photos de modèles de plafonds prisent lors d’un voyage d’étude en Allemagne, effectué au printemps 1962… Par qui ?
Dans la liste des références : une caféteria, un restaurant, deux piscines, trois salles de banquets, deux théâtres, un auditorium. Marquée d’un cadre rouge, la photo du plafond de la Deutsche Bank de Frankfurt… Ce sera le modèle choisi pour le plafond du Grand Théâtre.
Au fur et à mesure que j’ouvre ces caisses et que je découvre ces détails, je m’interroge sur les choix faits par les acteurs du projet ?... Ces lustres en cristal semblent si éloignés de la modernité du bâtiment.
Je relis l’interview téléphonique de Bourbonnais du Lëtzbuerger Journal paru au printemps 1964, ces mots prennent tout leur sens : « Je voulais avoir dans le foyer des voûtes en plafond et, c’est alors qu’intervinrent des gens qui voulurent leurs ridicules petites pyramides collées au plafond… Le secrétaire a demandé des caissons aux moulures dorées dans le foyer. Les oppositions reviennent de plus en plus profondes et on me supplante par des ingénieurs-conseils, on veut recouvrir les faces des piliers de trois côtés avec du marbre et d’un côté avec des glaces de façon que les dames puissent se contempler. Tout cela, à mon avis n’a rien à voir dans une construction moderne. »
… Pourtant en 1959, l’ambition affichée de la ville était claire : prendre part à la modernité en organisant un concours international regroupant de grands noms de l’architecture moderne tel que E. Eierman, le bureau Atbat avec V. Bodiansky ou encore l’équipe formée par R. Maillet, J. Prouvé et G. Gillet et jugé par des architectes de renom, tels que J.J.P Oud et J.Tschumi.
Dernière caisse. Il me faut parcourir 182 semaines de rapport de chantier
Été 62, les rapports se resserrent et deviennent de plus en plus agressifs et sans retour.
N°30 : «…Dans son procès verbal du 4.08.1962 avait prié l’architecte de lui proposer plusieurs firmes étrangères pour la fourniture des luminaires... Constate que jusqu’à présent aucune suite n’a été donnée à ce sujet... Rappel à Monsieur l’Architecte l’urgence de cette affaire... »
N°31 / 24.08.1962 : « Constate que depuis un certain temps l’Agence Bourbonnais, avenue Pasteur, n’occupe plus que deux techniciens ce qui n’est manifestement pas en rapport avec l’ampleur de la tâche à accomplir actuellement... »
N°34 / 19.09.1962 : « …Organisation d’une seconde soumission pour l’éclairage décoratif... »
N°48 / 11.10.1962 : « Entend Monsieur Bourbonnais exposant qu’il a l’intention de faire faire dans les plus courts délais une maquette à l’échelle portant spécialement sur les aménagements de matériaux et de couleurs du foyer ; que dès à présent il estime que la couleur dominante de l’ensemble devrait être le blanc... »
N°58 / 23.10.1962 : « Entrevue Bourbonnais / Beck avec des résultats satisfaisants. L’atmosphère semble déchargée et rien ne permet de prévoir le développement ultérieur. »
N°59 samedi 3 novembre 1962 ; 8h00 : « Le courrier comprend une lettre Bourbonnais du 31.10.62 portant dénonciation du contrat d’architecte et faisant part de la fermeture de l’Agence Luxembourg à partir du 1er novembre 1962. »
12h00 : « MM. S, B et R se rendent au bureau local Bourbonnais pour en constater la fermeture. »
N°60 / 4 .12.1962 ; 18h00 : « Discussions sur les mesures à prendre »
20h00 : « MM. S et B retournent à l’agence et prennent contact avec un collaborateur de l’architecte M. M qui habite avec sa famille dans cette maison. De l’entrevue subséquente, il résulte que M. Bourbonnais a vidé les lieux au courant des jours de fête et a emporté tous les plans, documents et maquettes, partiellement dans sa voiture privée, partiellement dans une camionnette avec plaque minéralogique française. Des renseignements obtenus plus tard, il résulte que cette camionnette a été trouvé entreposée à Longwy. »
N° 61 / 5.11.1962 : « Constat par exploit d’huissier établi par Madame J.J.H le 5 novembre 1962 duquel il résulte que l’Agence Bourbonnais est fermée. Enquête sur place par M. le Commissaire de police adjoint. »
Suite des rapports de chantier trouvés aux archives :
N°67 - 4.12.1962 : « Est d’avis que la seule solution qui permette encore d’achever la grande salle dans les délais voulus et qui permette donc de faire l’inauguration au courant de l’année 1963, consisterait à charger une firme hautement spécialisée, telle que la Maison ‘de Coene’ de Courtrai, de l’exécution des travaux d’aménagement et de décoration... »
« Retient en outre que pour des raisons de simplification et pour éviter des complications éventuelles, il serait préférable de ne pas se baser sur les éléments (esquisses, croquis,...) élaborés pour certaine parties par l’Agence Bourbonnais... »
Épilogue de l’enquête : Fin novembre 1962, Bourbonnais demande une modification de son contrat pour reprendre le chantier, elle lui sera refusée. Début 63, Alain Bourbonnais de son atelier de la rue Jacob à Paris reprend contact avec la ville et monnaie les plans qu’il a emportés contre le paiement de ce qui lui ait encore dû. Courant janvier, il restituera au compte-goute une partie des dossiers. Pendant ce temps le chantier se poursuit…
Le litige avec l’ancienne municipalité n’a jamais été réglé.
Alain Bourbonnais n’est jamais retourné au Luxembourg, il ne verra jamais le théâtre achevé. Il ne sera pas invité à l’inauguration de son œuvre.