Le Luxembourg doit modifier sa législation sur le financement des partis politiques

L’énigme des saucisses

d'Lëtzebuerger Land du 16.09.2010

On dirait une blague potache, qu’on entendrait dans les réunions de la très sérieuse Commission des institutions et de la révision constitutionnelle du parlement ou dans les couloirs de la Chambre des députés : une des questions qu’il reste à élucider dans la loi du 21 décembre 2007 sur le financement des partis politiques concernerait le financement des saucisses. Cela semble absurde, mais en fait, les saucisses ne sont qu’une synecdoque, un raccourci pour illustrer la complexité de la question des dons en nature à un parti.

La loi interdit expressément les dons en provenance d’une personne morale, entreprise ou association ; en outre, elle impose aux partis financés par les deniers publics d’enregistrer l’identité des personnes physiques qui font le moindre don et de dresser un relevé exhaustif avec les donateurs ayant versé plus de 250 euros. Qu’en est-il alors du boucher qui offre 500 saucisses à la section locale de son parti ? En tant que commerçant, personne morale, ce don en nature est interdit – mais il pourrait le faire en tant que personne physique. On devrait alors le retrouver dans les listes de dons reçus dressées par les trésoriers des sections locales. Or, la première année de contrôle de la Cour des comptes des finances des partis pour l’année 2008, aucun don en nature n’a été déclaré. C’est pour le moins bizarre.

« La question est très délicate, surtout en ce moment, alors que les prochaines élections communales de 2011 se préparent, » concède le président de la Chambre des députés, Laurent Mosar (CSV). Il sait de quoi il parle, puisque lors des dernières élections, en 2005, il fut tête de liste de son parti à Luxembourg-ville et a dû trouver des moyens financiers pour la promotion de son parti. « La plupart des partis ont financé les élections communales avec des moyens locaux, raconte-t-il. Mais les présidents des partis et les trésoriers des sections ne pourront désormais plus faire du porte-à-porte pour trouver des soutiens auprès des entreprises de leurs quartiers ou villages. » Pour contre-balancer cette possible perte, les partis qui se sont présentés dans les quatre circonscriptions aux élections législatives et aux européennes et ont obtenu au moins deux pour cent des suffrages reçoivent une dotation publique (2,565 millions d’euros cette année), qui doit leur permettre de couvrir leurs frais de fonctionnement et de formation.

« Les partis sont désormais plus riches, affirme le secrétaire général du DP, Fernand Etgen. C’était un des buts de la loi : que nous soyons moins dépendants des dons. Dans ce sens, j’estime que la loi est un succès, elle a contribué à l’indépendance des partis. » Parmi les partis, les uns aideront davantage leurs sections locales en leur mettant à disposition du matériel promotionnel conçu par le parti, d’autres, comme le LSAP, ont réorganisé la redistribution de l’argent en provenance des cotisations des membres : au lieu d’aller en majeure partie au parti central, elles restent désormais dans les sections, pour qu’elles aient une plus grande liberté d’action.

Mais la question des dons en nature reste toujours énigmatique : Ou est-ce que le don commence ? Est-ce déjà un don si un boulanger met à disposition sa camionnette pour aller coller les affiches du parti ? Et si une administration communale concède une location gratuite du centre culturel local pour l’organisation du congrès électoral ou de l’assemblée générale d’un parti ? Même si tous les participants à la « plate-forme de discussion » constituée par la commission parlementaire des Institutions sur la question – députés membres de la commission, dirigeants et fonctionnaires des partis politiques, représentants de la Cour des comptes, du ministère d’État et de celui de la Justice – esquivent un sourire lorsqu’on parle du sujet, et qu’il tempèrent qu’il ne faut pas couper les cheveux en quatre et ne pas perdre des yeux la proportionnalité des moyens mis en œuvre pour contrôler des sommes plus que modestes, il ne demeure pas moins que la question revient dans toutes les réunions – et qu’une clarification n’a pas encore été trouvée.

Car depuis que le Greco (Groupe d’États contre la corruption, un organe du Conseil de l’Europe) a émis, en juin, un Rapport de conformité assez corsé à l’encontre du Luxembourg, critiquant surtout que le grand-duché n’ait mis en œuvre que trois des 17 recommandations qu’il avait énoncées dans son dernier « rapport d’évaluation », ce que l’organe juge « globalement insatisfaisant » (d’Land 25/10), les responsables politiques se sont donné comme mot d’ordre de faire un sans faute dans la suite de la procédure. Depuis fin juin, on s’affaire donc dans toutes les institutions, Chambre des députés, gouvernement et partis politiques, pour répondre aux critiques – et améliorer les textes.

« Parce que ce dossier est extrêmement important pour l’image du pays, affirme Laurent Mosar, je me suis moi-même impliqué dans les travaux à tous les niveaux, dont ceux de la commission des Institutions. Et je peux vous assurer que nous avons travaillé très vite. » Les critiques du Greco concernent des points de détails, des failles dans la loi et les réglementations actuelles, qui touchent les trois acteurs impliqués.

À côté des dons en nature, il y a la question d’un possible détournement de la loi par les mandataires se faisant hommes de paille : qu’une personne morale verse de l’argent à un mandataire, par exemple, qui en ferait un don personnel. En contrepartie, on peut imaginer que le parti prendrait la défense des intérêts économiques ou stratégiques du donateur initial, demeurant officiellement anonyme. « Pour moi, c’est une des failles les plus évidentes de la loi, » juge le président du parti socialiste Alex Bodry. Qui imagine qu’on pourrait imposer que chaque somme versée à un parti et dépassant celle de la cotisation obligatoire fixée par les statuts doive être listée dans les rapports des trésoriers. Une telle adaptation devrait pouvoir se faire par le biais d’un nouveau projet de loi.

Les réponses à certaines critiques et recommandations du Greco sont unanimes : les partis ont tous fait des rapports écrits sur les mesures de formation qu’ils ont lancées suite au vote de la loi, et qu’elle leur impose. Et le ministère d’État est en train d’élaborer un règlement grand-ducal avec un plan comptable uniformisé, comme le demande le Greco, et qui faciliterait le travail à tous les partis.

Mais sur d’autres questions, les positions divergent, voire de grandes réticences demeurent. Il en va ainsi par exemple de la demande du Greco d’attribuer une personnalité juridique aux partis – qui sont actuellement, comme les syndicats, des associations de fait. Une des craintes est que cela n’implique une judiciarisation de la politique luxembourgeoise, une autre que cela risquait d’entraver la liberté d’association. Laurent Mosar pour sa part estime que ce sera inévitable à long, voire moyen terme.

Puis le Greco demande à ce que les comptes des groupes politiques soient eux aussi contrôlés – actuellement, la Cour des comptes ne contrôle que ceux des partis politiques, et les comptabilités et caisses des deux entités doivent désormais être strictement séparées. Or, les dirigeants des partis et des groupes parlementaires sont extrêmement réticents à se laisser contrôler, défendant leur indépendance corps et âme. Alors que le Cour des comptes met elle-même aussi souvent en garde devant les conflits qui pourraient naître de son contrôle à elle – elle dépend directement de la Chambre des députés –, tout indique que ce sera néanmoins la solution retenue, ne serait-ce que par pragmatisme. Pour ce faire, une adaptation du règlement de la Chambre des députés suffirait.

Restent deux sujets encore plus délicats : d’une part l’évaluation du système demandée par le Greco – qui la fera ? un externe ou un organe interne, pour le moins attaché à la Chambre, comme l’imagine Laurent Mosar ? Et de l’autre celle des sanctions, qui a toujours été éludée dans les discussions : qui les émettra, si jamais la Cour des comptes constatait des irrégularités ou aurait des soupçons de corruption ? Là encore, les avis divergent. Laurent Mosar estime par exemple que les sanctions pénales demandées par le Greco sont déjà prévues dans l’article 23 du code pénal.

Une fois les discussions terminées à la commission parlementaire des Institutions et de la Révision constitutionnelle, il reviendra à Jean Bour, procureur d’État à Diekirch et chef de délégation du Luxembourg auprès du Greco, de faire un rapport des avancées du grand-duché sur les différentes ­recommandations d’ici décembre. « En tout cas, dit-il, nous pourrons prouver que le Luxembourg a fait des efforts pour atteindre les objectifs d’une plus grande transparence. En ce qui concerne le financement des partis politiques, nous faisons meilleure figure que beaucoup d’autres pays ! » Une affaire de financements occultes à la Woerth/Bettencourt n’a en effet pas été découverte ici ces dernières années.

Il reviendra alors au Greco de juger si les réformes et adaptations réalisées ou en cours vont dans la bonne direction et si elles vont assez loin. « En tout cas, estime Laurent Mosar, il n’y a aucun pays qui fasse bonne figure aux yeux du Greco ». Les sanctions de l’organe de contrôle sont uniquement politiques, équivalant à une mise au pilori du pays. Qui, lui, redouble d’efforts ces dernières années pour éviter cela et se classer « élève modèle » sur toutes les listes sensibles en rapport avec l’image du pays, surtout pour tout ce qui touche de près ou de loin à la réputation de la place financière. Il se pourrait donc que les responsables des partis politiques doivent encore avaler l’une ou l’autre couleuvre avant décembre.

josée hansen
© 2024 d’Lëtzebuerger Land