La nouveauté Quand Xavier Bettel, DP, nommé vendredi dernier par le grand-duc formateur du nouveau gouvernement sorti des urnes le 20 octobre, son collègue de parti Claude Meisch, Etienne Schneider, LSAP, ministre faisant fonction de l’Économie, et Félix Braz, député vert, sortent de la première journée de négociations de coalition, mardi 29 octobre, ils savent aussi qu’ils sont en train d’écrire l’histoire par l’image. De créer une mythologie dans la conscience collective, comme a pu le faire le gouvernement Thorn-Vouel en 1974. La presse les assiège sur leur chemin entre les deux bâtiments du ministère des Affaires étrangères, chaque geste sera désormais fixé – leur histoire d’hommes d’État commence maintenant (sauf pour Etienne Schneider, pour lequel elle a commencé en février 2012). Pas vraiment rassurés mais solidairement, menés par un Xavier Bettel confiant – « le quadra qui a mis Juncker au tapis » écrivait de lui Le Monde du dimanche 25 –, ils se présentent devant la presse après huit heures d’échange avec les responsables des administrations sur la situation financière du pays. Ils n’y ont rien appris de révolutionnairement nouveau ou surprenant, mais il s’agissait là d’une « mesure d’hygiène » comme le qualifia Etienne Schneider, afin de mettre tous les coalitionnaires au même niveau de savoir.
« Le climat entre les trois partis est excellent ! », se réjouit Xavier Bettel, en soulignant qu’il y a bien des signes d’une fragile reprise de l’économie. « Nous devons remettre ce pays sur des pieds fermes, réduire sa dette. Nous voulons pouvoir être fiers d’avoir réussi à redonner un avenir aux gens qui l’habitent. » « En tout cas, ajoute timidement Félix Braz, Déi Gréng, nous sommes déterminés ». Quelques questions basiques, et après un quart d’heure déjà, leur conférence de presse est terminée. Contrairement à bon nombre de journalistes présents ce soir-là, ils n’ont jamais assisté de près à la formation d’un gouvernement. Xavier Bettel et Claude Meisch parce qu’ils étaient trop jeunes lors de la précédente participation de leur parti au gouvernement (le DP y était la dernière fois entre 1999 et 2004 ; grâce à cette participation, Xavier Bettel et Claude Meisch ont alors pu entrer au parlement), soit parce que leur parti n’était encore jamais au pouvoir au niveau gouvernemental (Déi Gréng) ; Etienne Schneider, dont le parti vient d’enchaîner deux mandats en tant que partenaire de coalition du CSV, a pris la transversale. Jeunes, sportifs (on les verrait presque faire leur jogging ensemble), dynamiques et soucieux des formes, ils incarnent ce changement politique qui était dans l’air du temps – adieu l’image d’un Jean-Claude Juncker vieillissant, fumeur à la chaîne et grincheux.
Le chaos Tout dans l’organisation est encore chaotique, marqué par des inconnues formelles. Avec une majorité assez courte de 32 sièges – treize pour le DP (plus quatre), treize pour le LSAP (pareil qu’en 2009) et six pour les Verts (moins un) –, et après avoir tellement contesté les méthodes de gouverner du CSV et provoqué la chute du gouvernement Juncker-Asselborn II suite aux affaires qui ont ébranlé les certitudes du pouvoir (Wickrange/ Livange, Bommeléeër et obstruction de la Justice, Cargolux et Service de renseignement), ils savent qu’ils sont sous les feux de la rampe et qu’une opposition chrétienne-sociale furieuse d’avoir été si rapidement évincée les attend au tournant. L’accord de coalition devra être en béton, incontestable entre eux.
Alors ils se préparent. Lundi soir, Dan Theisen, secrétaire parlementaire du DP et visiblement spin doctor de la jeune équipe libérale, a écrit une « note au formateur » pour lui donner quelques pistes sur son rôle et les idéaux que ce gouvernement doit incarner : « Les discussions doivent être sérieuses » y lit-on en luxembourgeois. « Les gens doivent être persuadées que cette coalition est la meilleure » car « il s’agit du bien du pays. Ça doit être l’état d’esprit. Ne regarder ni le court terme des prochaines élections, ni la logique de partis. » Ou encore : « Nous sommes quasiment condamnés au succès » et « Ce gouvernement doit définir un nouveau projet vers l’extérieur. Ce projet doit convaincre les gens. Il doit traverser la société ». Puis les notes deviennent plus philosophiques, sur les valeurs de l’ouverture et du nouveau départ, l’innovation, le pragmatisme ou encore le nouveau style en politique – sincérité, transparence – et le rétablissement de la confiance dans les instituions. Quelqu’un a ajouté à la main que les groupes de travail à instaurer rapporteront à la plénière et que ce ne sont pas les têtes qui importent en ce moment, mais le contenu. Se basant sur ces notes, assisté de deux fonctionnaires, le futur Premier ministre a ouvert les discussions dans la grande salle de réunion du ministère des Affaires étrangères mardi matin à 9 heures pétantes.
Les têtes Même si tous les émissaires des trois partis suivent la stratégie qu’ils ont fixée dans leur communication – d’abord, on s’accorde sur le programme gouvernemental, et après seulement les ministrables ou le nombre de ministères –, il est évident que la question des futurs mandataires est toujours présente. Donc on analyse les délégations de négociations des trois partis. Aucune surprise chez les Verts, qui viennent avec leurs mandataires sortants et réélus – François Bausch, Félix Braz, Camille Gira, Henri Kox, Josée Lorsché et Viviane Loschetter, ainsi que la présidente Sam Tanson et le secrétaire parlementaire Abbes Jacoby. Ils pourraient avoir trois ministres dans le futur gouvernement.
Le LSAP a choisi de déléguer les ministres sortants Etienne Schneider, Jean Asselborn, Mars Di Bartolomeo, Nicolas Schmit et Romain Schneider, plus le président du parti Alex Bodry et le président de l’ancien groupe parlementaire Lucien Lux (qui n’est pas réélu au Centre), assistés du secrétaire parlementaire Claude Tremont. Outre le fait qu’il s’agit d’une délégation exclusivement masculine – ce qui étonne d’autant plus qu’au moins deux femmes (Cécile Hemmen et Francine Closener) se sont classées devant Lucien Lux –, le parti qui a voulu incarner le dynamisme et le changement durant la campagne électorale avec son slogan « Loscht op muer » (envie de demain) et dont le candidat tête de liste prônait une limitation du nombre de mandats à deux périodes successives, arrive ici avec ses dinosaures politiques. « Il ne faut pas tirer des conclusions hâtives entre les membres de la délégation et les membres possibles du futur gouvernement, » insiste pourtant Etienne Schneider, interpellé sur le sujet. Le LSAP pourrait avoir six ministres et/ou secrétaires d’État dans la nouvelle constellation et a visiblement voulu avoir la force de l’expérience dans ces négociations, car, affaibli par un score électoral décevant (plus que vingt pour cent des voix), il devra défendre une politique un tant soit peu sociale dans une majorité à l’idéologie libérale dominante.
Reste le DP, qui triomphe après avoir remporté quatre sièges par rapport à 2009 (c’est toujours un de moins qu’en 1999) et dont tout le monde reconnaît qu’il a gagné ces élections. Lui aussi a, à côté de sa jeune garde Xavier Bettel et Claude Meisch, sorti ses dinosaures comme Lydie Polfer et Maggy Nagel (on remarquera l’absence d’Anne Brasseur), les décideurs du parti comme Guy Daleiden et Fernand Etgen et les employés de la fraction Dan Theisen et Lex Folscheid (qui en assure le secrétariat). La grande surprise du DP fut la présence, dans le délégation, d’Alain Kinsch, 42 ans, country managing partner chez Ernst and Young. En quelle mission ? Est-il consultant ? Facturera-t-il ses bons conseils au DP ? Que nenni, « Monsieur Kinsch est membre de notre parti depuis des années, explique Xavier Bettel devant la presse. Il participe donc à la délégation en tant que membre du parti, ses compétences spécifiques sur tout ce qui concerne la place financière nous sont extrêmement précieuses. » Chez Ernst & Young, Alain Kinsch est dans le private equity et est considéré, pour ses nombreuses prises de position, notamment dans le magazine Paperjam, comme un ultra-libéral.
En mars de cette année encore, pour « repenser l’avenir », il y revendiquait « à la tête de notre pays, un leadership qui ait le courage de faire les réformes structurelles qui s’imposent » qui seraient avant tout celle des retraites, de la sécurité sociale, du droit du travail (« un vrai anachronisme ») et le système scolaire. Ceci dit, il pourrait être cet expert de la place financière que promettent de défendre corps et âme les responsables du DP. « Il est, continue Alain Kinsch dans cette interview, également de la première nécessité de revenir vers ce qui faisait l’atout de notre pays, à savoir la stabilité et la prévisibilité de notre système fiscal. » Dans l’hypothèse de six ministres et secrétaires d’État DP, il se pourrait qu’Alain Kinsch devienne secrétaire d’État responsable de la Place financière aux côtés d’un Claude Meisch ministre des Finances par exemple. Dans les milieux des Big Four, il se dit que de toute façon, il a désormais grillé son indépendance politique et donc sa crédibilité professionnelle. Il serait toutefois étonnant qu’il accepte un poste où il gagne un salaire qui se situera entre un tiers et la moitié de ce que lui rapporte son poste de partenaire – sans les primes et autres avantages...
Le changement dans les faits Alors que le CSV a toujours du mal à assumer sa défaite – moins trois sièges, à 23 – et crie à qui veut l’entendre qu’il reste à disposition pour d’éventuelles discussions en vue de former le prochain gouvernement, si jamais la coalition à trois échouait, les autres partis font tout leur possible pour réaliser le changement politique rêvé – un gouvernement sans le CSV après plus de trois décennies. Jusqu’à fin novembre, ils travailleront d’arrache-pied à la finalisation d’un accord de coalition qui tienne la route et soit accepté par tous. Des questions sensibles comme la politique sociale ou la réforme fiscale, la réforme scolaire ou l’accord salarial dans la fonction publique, sur lesquelles les positions des trois partis diffèrent, devront être traitées avec doigté. En une douzaine de séances plénières, d’ici le 28 novembre, les trois délégations arrêteront le consensus thème par thème. Huit groupes de travail élargis à des spécialistes et élus de tous les partis – y compris des femmes, insiste-t-on auprès du LSAP – discuteront les sujets en amont et prépareront la prise de décision en parallèle aux séances plénières.
Les regroupements thématiques de ces groupes donnent d’ores et déjà un aperçu sur ce que pourraient être les ressorts dans le futur gouvernement – qui, en vue aussi de la présidence du conseil des ministres européens qu’assurera le Luxembourg en 2015, aura au moins le même nombre de mandataires que le gouvernement sortant (quinze). Ainsi, l’éducation, la culture, l’enseignement supérieur, le sport et la garde d’enfants (qui était jusqu’à présent attachée à la famille) forment un tel groupe thématique, alors que les finances et la place financière constituent un deuxième groupe. L’économie serait ainsi élargie à l’énergie, aux classes moyennes, à l’emploi et au tourisme – cela pourrait devenir le futur superministère d’Etienne Schneider. Le quatrième groupe traite des institutions, du fonctionnement de l’État, de la Justice ou du Srel – ces affaires qui ont fait tomber le précédent gouvernement. Un cinquième groupe se consacre au développement durable, au transport, aux infrastructures et à l’agriculture – un ressort qui pourrait revenir tout naturellement aux Verts –, alors que le sixième regarde au-delà des frontières et discute la politique internationale et européenne, ainsi que la défense. Le septième est celui des affaires intérieures, avec le logement, la fonction publique, la police, les services de secours et... les cultes. Et le huitième et dernier est celui de la famille, des affaires sociales, de l’égalité des chances et des besoins spécifiques.
Les fonctionnaires Pour arriver à changer de politique, il faut d’abord rétablir la confiance, avait expliqué Lydie Polfer à l’antenne de RTL Radio Lëtzebuerg samedi. Or, pour que les nouveaux ministres puissent réaliser leur programme de réformes, ils doivent avoir confiance en leur administration – qui, pourtant, est fortement politisée, très majoritairement CSV dans tous les ministères sur lesquels le parti régnait depuis trente ans. Par exemple au ministère d’État. Lors des premières discussions de coalition, mardi, on remarquait surtout l’absence de Marc Colas ou de Luc Feller, les deux têtes pensantes (l’administrateur général et secrétaire général du conseil de gouvernement et son adjoint) du ministère d’État. Pour l’assister, Xavier Bettel a plutôt choisi un fidèle soldat du DP, Jean-Paul Senninger, 54 ans, actuel secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, avant cela ambassadeur en Turquie, en Espagne et aux États-Unis, mais surtout ancien chef de cabinet de Lydie Polfer en 1999-2004 et, même, attaché à la mairie de Luxembourg lorsque Lydie Polfer y était bourgmestre. À ses côtés, pour les questions qui concernent les affaires d’État, le jeune diplomate et conseiller diplomatique du ministère d’État Jacques Thill – inconnu jusqu’à présent, donc non soupçonné d’être une « taupe » du CSV.
Au moins dans les administrations, le changement fait peur. On dit que les broyeuses sont très sollicitées, et certains fonctionnaires (tout comme les hommes et femmes politiques du CSV qui ne sont pas réélus) cherchent un autre poste. Comme si le changement n’avait pas vraiment encore eu lieu, comme s’il n’était pas encore réel, le Service information et presse du gouvernement, auquel aussi bien le DP que le LSAP reprochaient de ne travailler que pour le CSV lors de précédentes législatures, annonçait en Une en début de semaine que Jean-Claude Juncker avait assisté au Conseil européen vendredi dernier. Le dossier sur les négociations en vue de la formation d’un nouveau gouvernement n’a été ajouté que mercredi.