Quand on rentre dans la demeure de Lambert Schlechter, à Eschweiler, un de ces villages paumés au Nord du pays où le temps semble presque figé, ou du moins s’écouler un peu plus lentement que dans la capitale, parmi ses tours étincelantes, on a l’impression de rentrer dans un endroit qu’on aurait déjà visité. On sait à peu près où se trouve la chambre chinoise, de quoi a l’air le grenier à livres, quels cadres entourent quelle table de travail, on s’était même imaginé l’odeur, un mélange de vieux papier et de tabac, de bois, de café, de poussière, et en effet, tout y est. Depuis que Lambert Schlechter a été couronné du prix Batty Weber, pour l’ensemble de son œuvre, les clichés de son univers livresque se sont multipliés dans la presse, et lors de la soirée de remise du Buchpräis de la Fédération des éditeurs, jeudi le 12 novembre, en avant-première des Bicherdeeg, une gigantesque photo d’un coin dudit grenier faisait office d’arrière-plan de la scène. Alors qu’il n’en a pas vraiment été informé, me confie l’écrivain. « Mais cela m’est égal », dit-il. Lambert Schlechter ne se laisse pas détourner de l’œuvre, du texte, de sa graphomanie. C’est l’écriture qui importe, non pas tout le jeu qu’il y a autour.
Ian De Toffoli : Cette écriture qui, me semble, est, chez toi, sans cesse ressassement du même, quête obsessionnelle autour de quelques grands sujets, la femme, d’un côté, cet être sublime dont tu ne cesse de faire le tour et d’adorer les recoins les plus… disons, désirables (ne citons que le livre La Robe de nudité, Éditions des Vanneaux, 2008) et la mort, cette chose noire que tu sembles redouter, par exemple dans Piétons sur la voie lactée (Phi, 2012), un livre comme un chant de bonheur d’être encore vivant et plein d’énergie.
Lambert Schlechter : Oui, c’est l’écriture comme lien entre les deux pôles existentiels que sont l’angoisse et la jubilation. La joie, d’un côté, et la peur de la mort de l’autre, c’est ce que j’aimerais dire, dans la plupart de mes écrits, mais je ne réussis jamais très bien à le formuler. D’où ce que tu nommes ressassement. Je n’ai pas besoin de trouver de nouveaux sujets, un nouveau champ à défricher, tout est là. Et il n’y a pas de fin en vue, en ce qui concerne les sujets éternels que sont la mort et le sexe, ces deux points autour desquels nous tournons pendant toute notre vie. Aussi longtemps que mon envie et mon énergie me le permettent, j’essaierai de mieux les comprendre.
N’oublie pas Dieu, un autre de tes grands sujets.
Pareil, il s’agit de mieux comprendre, pourquoi sinon aurais-je toute une bibliothèque de littérature chrétienne ou dévorerais-je tous ces essais sur le monothéisme. Il s’agit de comprendre cette neurasthénie chrétienne, augustéenne, paulinienne, cette démence de la transcendance – quelque chose qu’on n’a pas chez Confucius, par exemple –, il s’agit de comprendre pourquoi aujourd’hui encore, le danger de l’extrémisme nous guette, pourquoi tant de gens se laissent autant fasciner par la religion. Mon écriture prône une inquiète sérénité, non pas une béate. Un scepticisme, tel que le prônait déjà Montaigne. Mais il est sûr que je n’en ai pas encore fait le tour.
Donc, éviter la fascination, c’est aussi à cela que sert l’écriture. Elle devient une arme qu’il faut aiguiser. En somme, tu me fais plutôt penser aux sophistes ou aux rhéteurs antiques, qui voient dans la maîtrise du langage une façon de se méfier, ou plutôt de se défasciner de tout.
Sauf que je n’écris pas du tout comme un rhéteur. Ma manière se rapproche plutôt de l’écriture automatique. Je laisse venir. Je laisse aller. L’écriture doit trouver son chemin, doit se sécréter elle-même. C’est un flux. Et en laissant libre cours à ce flux, il arrive que, par exemple, une bonne chute se crée, mais alors je l’ignorais. Je ne corrige pas grand-chose. Ce serait fausser l’impetus, ou le minimiser. C’est la première attaque qui importe, la première énergie. Peut-être qu’il y a quelque chose de lacanien dans ce processus. En tout cas, je n’applique rien d’autre que quelques petites corrections cosmétiques à mes textes, je ne les reprends pas longuement. Le langage m’emporte, plutôt. Les mots sont toujours déjà là, il s’agit de faire de junctura nova, comme dit Horace.
Entendant cela, et quand je pense à ton projet plus ou moins encyclopédique qu’est Murmure du monde, cette série de livres, j’aimerais t’inscrire dans une lignée d’écrivains (oui, nous communs des mortels ont toujours besoin de classer et de catégoriser pour mieux comprendre), dans cette lignée qui va de certains anciens écrivains orientaux, comme Sei Shônagon (Japon, 965-1013) et Li-Yan (Chine, 812-858), à des écrivains contemporains comme Pascal Quignard, de nos jours. J’ai choisi ces écrivains parce que je sais que tu les aimes bien, mais pourquoi exactement ?
En effet, je me branche à eux, j’absorbe leur énergie. Je n’aime pas parler de lignée, j’emploierai plutôt le mot de réseau. Nous faisons partie d’un réseau d’écrivains dont les textes sont caractérisés par plusieurs traits, à la fois formels et en ce qui concerne le contenu. C’est une écriture fragmentaire, faite de listes, d’observations quotidiennes glanées, de petits riens, de réflexions plus ou moins développées, d’anecdotes amusantes ou terribles, de choses rapportées, de complaintes, le tout sous une forme de journal intime de l’auteur. Mon diarisme lyrique, comme l’ont déjà noté quelques critiques.
Un genre qu’on appelait au Japon ancien le « zuihitsu », c’est-à-dire « suivre le pinceau », un assemblage fortuit de pensées, et on en est de nouveau à ta « manière », comme tu disais. Cependant, et même si Murmure du monde en est déjà à son troisième tome…
…et que je suis en train d’écrire le sixième tome, le quatrième, intitulé Le Ressac du temps, étant en cours de publication et le cinquième en attente.
...une autre « manière » qui t’es propre, est le jeu formel. Tu t’imposes souvent des règles ou des techniques assez élaborées : n’écrire qu’un nombre défini de vers ou de syllabes ou de pages.
Oui, il y a eu, récemment, un livre de neuvains. Je prépare un autre livre de distiques : 999 en tout. Décasyllabes, en plus. Et un autre projet où j’écris exactement une page par jour. Ces projets, ces règles, me forcent à être concis. C’est un défi. L’épigramme martial, cette une façon de maîtriser ma logorrhée, de la contrôler, de la dompter.
Et peut-être aussi une façon de ne pas laisser tes différents projets se contaminer les uns les autres. Parce que tu écris beaucoup, et beaucoup de choses en même temps.
Oui, pour l’instant, j’écris cinq livres plus ou moins simultanément. C’est parce que je veux que les choses sortent. C’est ma façon de montrer que je suis là, que je suis au monde, que je vis encore. Ces derniers temps, depuis que j’exerce plus mon métier d’enseignant – ce métier qui te bouffe quand même – je ne fais plus que cela, je ne suis plus qu’écriture.
Et étude, si l’on considère ces centaines de cahiers moleskine, ces feuilles de note, ces classeurs de documentation, ces livres classés sous thématiques, ces dossiers suspendus (dans la chambre des dossiers suspendus, où se trouve ton ordi).
Oui, tu viens d’entrer, ici, dans ce que j’appelle mon Chaos maîtrisé.