Lorsque, en 1965, l’artiste conceptuel américain Joseph Kosuth crée son emblématique One and Three Chairs – une chaise, la photo d’une chaise et la définition d’une chaise présentées ensemble –, il a vingt ans. Roger Manderscheid en a 32 et habite à Itzig, dans un pays qu’il ressent comme conservateur et poussiéreux, une prison. Quasiment en même temps que l’œuvre de Kosuth, Manderscheid écrira Der Stuhl, qui tente de s’approcher de manière tout aussi conceptuelle que l’artiste américain de l’objet chaise, par l’affir-mative, par la négative, par la description de sa forme ou de sa fonction. Ce fut, se rappelle-t-elle aujourd’hui, une révélation pour l’étudiante Germaine Goetzinger, qui allait devenir plus tard l’auteure et historienne de la littérature autochtone que nous connaissons aujourd’hui. Ce texte, explique-t-elle, était radicalement nouveau pour la littérature luxembourgeoise, une rupture formelle.
Germaine Goetzinger est le principal interlocuteur de Tom Alesch et Anne Schiltz dans E Futtballspiller am Schnéi – Erënnerungen un de Roger Manderscheid (Coproduction : Anne Schroeder pour Samsa Film et CNA), présenté ce lundi et qui sortira prévisiblement en salles mercredi prochain. Elle est celle qui a lu l’œuvre de Manderscheid, qui connaît sur la pointe des doigts ses sujets, son évolution radicale lorsqu’il changea de l’allemand vers le luxembourgeois, son univers de fonctionnaire dans lequel tout se passe, son obsession de « prolonger artificiellement la vie en en fixant et en en décrivant les moindres détails ».
Roger Manderscheid (1933-2010) fut un des plus importants auteurs luxembourgeois du XXe siècle. Fonctionnaire, d’abord au ministère du Travail, puis à celui de la Culture, il écrivait obsessionnellement le soir et le week-end, se considérant comme un artisan, un ouvrier de la langue. Et il classait méticuleusement les différentes versions de ses textes, les courriers échangés avec des collègues, des éditeurs ou des contacts à l’étranger. Dans une scène du film, on voit le successeur de Germaine Goetzinger à la direction du Centre national de littérature, Claude D. Conter, arrivant chez Marie-Louise Frantzen, la veuve de Roger Mander-scheid, et découvrant les caisses et les dossiers qu’il a légués au CNL et qui seront une ressource inestimable pour la recherche sur l’œuvre de l’auteur, mais aussi sur toute la littérature luxembourgeoise de la deuxième moitié du XXe siècle.
Le film commence avec un paysage noyé dans un épais brouillard, dans lequel se détacheront peu à peu des vaches – ces Kühe im Nebel qui étaient un motif récurrent chez Roger Manderscheid, ils avaient même donné son titre à un de ses romans, il y a dix ans. Tom Alesch et Anne Schiltz n’essaient pas de faire un film exhaustif ou scientifique sur l’œuvre de Roger Manderscheid. Leur film est plutôt un hommage subjectif et poétique, dans lesquels les amis de longue date comme Paul Greisch et Guy Rewenig racontent avec beaucoup de tendresse et de respect l’ami et l’auteur, sa modestie et son engagement au travail. La cadette Claudine Muno dit toute son admiration pour celui qui est « un de ses auteurs préférés » pour la précision avec laquelle il manie la langue et la développe toujours vers de nouveaux horizons.
Roger Manderscheid fut un des premiers auteurs du nouveau roman luxembourgeois à s’approprier sa langue maternelle après la loi de 1984 hissant le luxembourgeois au niveau de langue officielle et nationale. « C’était alors pour moi comme une grande cour de récréation », se souvient-il dans le film. C’était l’époque de sa trilogie Schacko Klak, De Papagei um Käschtebam et Feier a Flam.
Les réalisateurs du documentaire ont commencé à tourner le film en 2009, lorsque Roger Manderscheid monte son exposition de dessins au CNL à Mersch. Ils ont donc encore pu l’interroger en personne, bien qu’il fut déjà très diminué alors. Mais les plus beaux témoignages de sa quête de poésie et de ses interrogations sur l’identité de l’auteur sont les extraits de textes lus par une voix off sur des images assez impressionnistes (Nikos Welter) de paysages autochtones. Claude Grosch a fait des animations charmantes avec les petits personnages sans visages que dessinait Roger Manderscheid lui-même, surtout ces footballeurs dans la neige devenus comme une incarnation de la beauté du quotidien qu’appréciait tant l’auteur, qui affirmait aimer la vie, « chaque jour un peu plus ».
D’autres chapitres de la vie de Roger Manderscheid ne sont qu’évoqués brièvement, comme les critiques qu’il a récoltées, notamment de la part du Luxemburger Wort, suite à la diffusion de son film Stille Tage in Luxemburg, en 1973 à la télévision allemande. Et les années rebelles que furent les années 1960 au Luxembourg, notamment autour des artistes de la Consdorfer Scheier, dont Roger Manderscheid fut une des chevilles ouvrières, sont complètement ignorées. C’est dommage, on aurait certainement pu déceler des parallélismes par rapport au vent de fronde qui se trame dans le milieu de la culture aujourd’hui.