La drogue est au cinéma ce que le voile est au journalisme : le sujet que chaque débutant/e veut absolument aborder parce qu’il s’agirait d’un des derniers tabous, jamais encore traité au Luxembourg. Alors que c’est tout le contraire, Pol Cruchten avait même consacré son premier long-métrage, Hochzäitsnuecht (1992), au milieu de la drogue. Son nouveau film, Never die young, qu’il définit lui-même comme un « documentaire de création » est moins un nième film sur la misère de la drogue qu’une œuvre radicale, extrêmement libre, sur la banalité de sa consommation, sur la tristesse d’une enfance dans le sud du Luxembourg dans les années 1960-1970 et sur l’absurdité de la vie tout court.
Présenté une première fois dans le cadre du festival Discovery Zone l’année dernière devant une salle conquise à la fin de la projection, le film, que le Luxembourg envoie à la course aux Oscars du « meilleur film en langue étrangère » 2015, était un peu devenu l’Arlésienne du cinéma autochtone. Bien que récompensé d’un Filmpräis en début d’année, il demeura invisible jusqu’à cette semaine, le distributeur international ayant testé l’œuvre pour une sortie internationale (Belgique, France) en parallèle. Avec des chansons de Bob Dylan – Blowin’ in the wind et Like a Rolling Stone – en bande sonore, les voix off de Robinson Stévenin et de Laurence Côte pour la version française ou d’August Diehl et de Sophie Rois pour la version allemande, il a mis le paquet pour être visible à l’étranger. C’est en même temps son film le plus personnel et le plus universel.
Mais son meilleur argument est réellement la forme radicale du film. Alors que les documentaires type Arte ou BBC sont désormais hyper-formatés – de la reconstitution de scènes historiques avec recours à maints filtres numériques aux éternels plans rapprochés sur des « experts » mis en scène de manière plus ou moins originale –, Pol Cruchten jette toutes ces conventions par-dessus bord. Il retrace de manière déconcertante une histoire très intime, celle de son cousin Guido (mort à la fin du tournage, en 2011), dont il était très proche et qui lui raconta, à chacune de leurs rencontres, tous ces accidents improbables et incongruités qui lui sont arrivés durant sa vie.
Voilà d’abord une enfance banale à Pétange, entamée en 1959, parents sévères, entourage catholique, enseignement strict, adultes menteurs. Lorsque Robinson Stévenin relate cette époque qu’on pourrait encore estimer heureuse, Pol Cruchten filme des plans larges des champs, du parc et de ses châtaigniers, et surtout de longs travellings des rues de Pétange – et on sent tout de suite que là-bas, c’est l’enfer. Des trains entrent en gare, comme ceux des frères Lumière, et les rues sont désertes et tristes.
La jeunesse de Guido, ce sont aussi les vacances à La Panne, et on le voit seul, de dos, devant la mer – les images toutes simples de Jerzy Palacz sont parfaites dans leurs cadrages et la lumière, dans l’ambiance qu’elles créent. On ressent immédiatement la solitude de Guido, sa quête de sens dont il semble déjà apercevoir la vanité. Alors qu’il voudrait aller au lycée à Luxembourg avec son meilleur ami de l’époque, ses parents l’envoient en internat à Arlon, où « c’était comme une prison » et « ils m’ont pris trois années de ma vie ». Là encore, de travellings en plans fixes dans les couloirs et les dortoirs de l’internat vide, comme, plus tard, dans les salles de classe du Lycée technique de Pétange ou, à la fin, dans les hôpitaux et centres de rééducation, on ressent le climat brutal, oppressant de ces structures, insupportables à Guido, qui ne rêve que de liberté.
Dès ses quinze ans, en sortant de l’internat, Guido commence à consommer de la drogue, d’abord du haschich, puis de l’héroïne, d’abord en sniffant, puis en intraveineuse. Pour financer sa consommation, il deale dans la cave de ses parents, sans jamais être inquiété. Alors qu’il se fout royalement de l’école, son quotidien est alors fait de vente et d’achat, de voyages aux Pays-Bas et de passages en prison. À la prison pour jeunes de Dreiborn, il réussit même à faire pousser ses propres plantes de cannabis sans que le jardinier ne s’en rende compte... Si on ne savait pas que tout cela était vrai, on pourrait estimer que le scénariste a vraiment eu la main lourde dans l’exagération.
La suite de la vie de Guido devient d’ailleurs de plus en plus incroyable, entre un saut d’un mur de 18 mètres de haut pour échapper à la prison, à laquelle il survit, mais dont les conséquences (une fracture de la cinquième vertèbre cervicale) le cloueront désormais au fauteuil roulant, et une tentative de suicide astucieuse (un revolver fixé dans un étau) qui échouera. Mais malgré tout, Pol Cruchten reste à distance, évite l’empathie ou la compassion, le misérabilisme et la pitié. Il se limite à faire raconter ce sort par une voix monotone et des images sublimes et calmes. On est dans la distanciation classique, d’ailleurs ses grandes références sont Eisenstein ou Dziga Vertov, Jean Vigo ou Joris Ivens. Il n’y a pas de dialogue dans le film, les personnages qui apparaissent portent tous des masques (réalisés par Noémie Crosse, Alexia Goryn et Margaux Nessi et inspirés des photos de Eugene Meatyard), qui signifient à la fois la mascarade de cette vie luxembourgeoise et l’universalité du sort de Guido. Et la mort en sa représentation la plus classique, en camarde, traverse le film de bout en bout, comme elle rôda dans la vie de Guido.
Never die young sonne juste du début à la fin, car il est esthétiquement cohérent, avec deux petites exceptions : les passages sur le corps où Sylvia Camarda danse dans les rues de Pétange, et le monologue féminin tentant d’expliquer l’addiction à l’héroïne comme une grande passion amoureuse dérangent un peu cette cohérence formelle par leur côté facile, redondant. Néanmoins, cette œuvre libre est riche vaut d’être vue – et regardée à plusieurs reprises, car elle permet de nouvelles lectures à chaque vision.