Au Luxembourg, la présentation des résultats au niveau national au lendemain des élections peut parfois engendrer quelques interrogations et rendre, notamment, les comparaisons dans le temps difficiles. Ainsi, les résultats officiels1 et repris par la presse des différentes listes sont indiqués en termes de voix absolues sur l’ensemble du pays pour les élections législatives. Celles-ci sont obtenues en faisant la somme des suffrages de liste et des suffrages nominatifs reçus par chaque parti et en additionnant leur score dans chacune des quatre circonscriptions. Étant donné que le nombre de députés à élire et donc de voix à distribuer pour l’électeur diffère de circonscription en circonscription, les résultats peuvent aussi être présentés sous une autre forme, en les pondérant au niveau national (chaque total des suffrages est divisé par le nombre de députés à élire dans la circonscription avant l’addition au niveau national) pour éviter que les voix comptabilisées dans le Sud et dans le Centre ne « noient » celles du Nord et de l’Est dans l’addition effectuée pour obtenir un résultat au niveau du pays. C’est ce que l’on appelle communément le résultat en « électeurs fictifs », qui représente les forces en présence « comme si » chaque électeur avait un même nombre de voix à disposition.
En raison des forces relatives des partis dans les différentes circonscriptions, en électeurs fictifs les résultats du CSV et du DP sont légèrement meilleurs, tandis que ceux du LSAP et de déi Lénk par exemple sont légèrement moins bons. La différence de poids électoral entre le CSV (34,05 pour cent) et son plus proche poursuivant, le LSAP (19,21 p.c.) est dès lors plus grande, tandis que celle entre le LSAP et le DP (19,07 p.c.) devient minime, en comparaison avec les différences que l’on obtient en nombre absolu de voix (elle est alors de deux points de pour cent entre un LSAP à 20,28 p.c. et un DP à 18,25 p.c.). Tout aussi intéressant, on remarque que la victoire du DP et la défaite du CSV, toutes deux à hauteur de quatre points de pour cent, sont plus marquées que sans la pondération des voix. Parallèlement, le recul du LSAP (-2,35 points de p.c.) est moins marqué qu’en chiffres absolus, au contraire du cas de l’ADR (-1,36 points de p.c.) qui, lui, s’aggrave.
L’autre particularité du système électoral luxembourgeois est bien entendu de permettre le vote nominatif pour des candidats d’une liste mais aussi pour des candidats de listes différentes (le panachage inter-listes). À chaque élection, il est possible d’analyser le comportement des électeurs sous cet angle de la structuration du vote, c’est-à-dire le choix qu’ils font entre les différentes modalités qui leur sont offertes (vote de liste, vote nominatif intra-liste et enfin vote nominatif inter-listes). En 2004 et 2009, nous avions observé (voir les analyses complètes dans les rapports rédigés à cet égard pour la Chambre des Députés) une baisse du recours au vote de liste par rapport aux élections des années 1990 et même en comparaison avec les élections de 1974, qui avaient pourtant établi un record dans l’usage du vote nominatif. Les élections anticipées de ce dimanche 20 octobre 2013 marquent une rupture avec cette évolution vers toujours plus de votes nominatifs, cette modalité étant en effet en net recul. Alors que les voix exprimant un vote nominatif contribuaient en 2009 pour 47,2 p.c. dans le total des voix au niveau du pays (45,2 p.c. en 2004), cette contribution chute à un peu plus de 40 pour cent seulement en 2013 (40,1 p.c.), soit une baisse de plus de sept points de pour cent.
Dans les rapports rédigés pour la Chambre des Députés sur les élections législatives et européennes de 2004 et 20092, nous avions suggéré une mesure plus parlante du taux de votes nominatifs, en proposant un comptage en électeurs réels. Disposant du nombre de bulletins valides et du nombre de voix distribuées en votes de liste, il est en effet simple de reconstruire la proportion exacte d’électeurs qui ont remis un bulletin de vote exprimant un vote de liste et donc aussi de ceux qui ont au contraire opté pour un vote nominatif. C’est ainsi que nous avions constaté qu’en 2004, plus de cinquante pour cent des électeurs (50,9 p.c.) avaient voté nominativement, une augmentation de 2,8 points de pour cent par rapport à 1999. En 2009, la tendance allant vers un vote majoritairement préférentiel se confirmait, avec pas moins de 52,8 p.c. de bulletins exprimant ce type de vote. Le même calcul en 2013 donne le résultat suivant : 45,9 pour cent, ce qui veut dire qu’une majorité nette (plus de 54 p.c.) des électeurs ont cette fois accordé leur confiance à un parti en exprimant un vote de liste. Alors qu’en 2009, une majorité d’électeurs dans chacune des circonscriptions votaient nominativement, ce n’est désormais plus le cas que dans le Nord, une situation déjà connue en 1999. Le recul est le plus net dans l’Est (qui partage le taux le plus bas avec le Centre, 44 pour cent), puis dans les deux grandes circonscriptions et nettement moindre dans le Nord, traditionnelle terre de panachage.
Comment comprendre ce retour vers un vote majoritairement de liste ? La désintégration de la coalition gouvernementale sortante (CSV/LSAP) – la plus fréquente en termes de formule partisane au Luxembourg depuis l’après-guerre – qui a mené à ces élections anticipées a-t-elle polarisé le débat au point de motiver un choix davantage exclusif pour un parti, son programme et ce qu’il symbolise (par exemple le changement ou au contraire la stabilité) ? On peut en faire l’hypothèse tout en notant d’autres éléments explicatifs. Le premier tient au nombre de listes complètes en présence, qui a augmenté en 2013. Les nouveaux venus (Pirates et PID) ont récolté à eux pas moins de 4,5 pour cent des suffrages pour moins d’un pour cent pour la Biergerlëscht (qui ne se présentait que dans deux circonscriptions) au niveau national en 2009. Ces succès ont été largement forgés par un recours supérieur à la moyenne nationale en votes de liste (à l’exception du bastion nordiste du député sortant et néo-président du PID, Jean Colombera), avec une contribution des votes nominatifs au total des voix engrangées inférieure à 30 pour cent pour les Pirates et tout juste supérieure à ce seuil pour le PID. Cette barre des 30 pour cent est celle avec laquelle flirtent aussi les petits partis déjà présents en 2009, mais avec des évolutions différentes : si l’ADR se maintient sous ce niveau sans témoigner d’une évolution notable, le KPL le dépasse cette fois tandis que la contribution des voix nominatives au score de déi Lénk chute de sept pour cent (comme la moyenne générale) pour s’établir exactement à 30 pour cent. Au total, le pourcentage cumulé de ces plus petites listes dont la structuration du vote est nettement orientée vers le vote de liste représente plus de 17 pour cent des voix au niveau national, alors qu’il était inférieur à quatorze pour cent en 2009.
Ceci ne suffit pas à expliquer la chute de sept points de pour cent du poids (et du nombre d’électeurs réels) du vote nominatif en 2013. L’analyse de la structuration du vote dans les voix obtenues par les « quatre grands » partis révèle que tous les quatre, grâce aux candidatures de nombreuses personnalités plus connues que celles des plus petits partis, sont au-dessus de la contribution moyenne (et donc au-dessus de 40,1 pour cent) des votes nominatifs à leurs scores totaux respectifs. Une comparaison avec 2009 montre néanmoins une baisse de cette contribution des voix préférentielles dans le total des voix pour chacun d’entre eux, avec une tendance nettement moins marquée cependant pour Déi Gréng. Ce dernier devient ainsi le deuxième parti du pays, juste derrière le LSAP, pour lequel la part des voix nominatives est la plus importante dans le score total. En 2009 le LSAP était déjà au coude à coude avec le DP pour la plus haute marche du podium de ce classement, un résultat (largement dû aux deux grandes circonscriptions) qui ne manquait pas d’interpeller pour un parti qui, au contraire d’un DP comptant sur son réseau de notables, avait un électorat traditionnel plus susceptible par sa mobilisation et son attachement idéologique d’exprimer un vote de liste. En 2013, ce paradoxe se renforce encore si l’on tient compte de la deuxième place des écologistes, dont les principes organisationnels devraient aussi, bien que pour d’autres raisons, favoriser le vote de liste et en voyant que la proportion de voix nominatives dans le vote libéral (malgré des taux plus élevés que la moyenne de l’ensemble des partis dans le Centre de Xavier Bettel et le Nord qui voyait le retour de Charles Goerens) est en baisse, le DP partageant désormais la troisième position de ce classement en compagnie du CSV.
Enfin, il est aussi important de noter le rôle potentiel joué par les nouveaux électeurs qui représentent une proportion croissante de l’électorat3 : ceux qui ont atteint l’âge de voter pour la première fois pour les élections de 2013 et ceux qui ont acquis la nationalité luxembourgeoise depuis 2009. Les données de sondage collectées dans le cadre de l’étude électorale de 2009 montraient en effet que les jeunes électeurs (18-24 ans) avaient davantage tendance que la moyenne nationale à émettre un vote de liste. Il s’agit d’un comportement qui peut s’expliquer par la connaissance moindre des acteurs du système électoral luxembourgeois. Un raisonnement similaire s’applique vraisemblablement aussi pour les personnes qui ont acquis la nationalité luxembourgeoise depuis peu. Ces derniers en plus d’être en moyenne moins informés de la politique luxembourgeoise, n’ont pour la plupart aucune expérience du système de panachage. L’hypothèse d’une propension plus grande de ces autres primo-votants à exprimer un vote de liste (un type de vote pour lequel ils sont probablement plus accoutumés) plutôt que nominatif semble donc aussi plausible mais reste à vérifier.
L’analyse des résultats sur base d’électeur fictifs et celle de l’évolution du vote panaché ne sont que deux questions parmi d’autres soulevées par les élections anticipées que le Luxembourg vient de connaître pour la première fois depuis plus de quarante ans. D’autres interrogations tout aussi passionnantes méritent d’être analysées : les effets d’une campagne courte où les réseaux sociaux ont joué un rôle croissant, la séparation des élections nationales et européennes, les préférences des citoyens par rapport aux possibles coalitions, l’apparition de plusieurs nouveaux partis, le choix électoral des résidents étrangers s’ils avaient le droit de vote, etc. Comme pour chaque élection depuis 1999, celles-ci seront analysées par la petite équipe des politologues de l’Université du Luxembourg dans le cadre de la Chaire de recherche en études parlementaires de la Chambre des Députés.