Les procès intentés ces derniers temps contre des journalistes au Luxembourg l'ont été majoritairement sur base des articles 1382 et 1383 du code civil définissant la responsabilité délictuelle. Il s'agit des articles les plus utilisés dans les affaires civiles, leurs dispositions donnant lieu à une interprétation des plus larges. Vulgairement, si quiconque cause un dommage à un tiers et que ce dommage est dû à une faute préalable du premier, celui-ci, indépendamment de sa volonté de nuire, devra réparer le préjudice subi.
C'est ainsi que le journaliste Marc Thoma, dans l'affaire dite des garde-forestiers, a été condamné au franc symbolique sur base des articles 1382 et 1383. Un jugement confirmé par la Cour d'appel et par la Cour de cassation. Le journaliste Paul Bever, acquitté en première instance dans le procès au civil que lui avait intenté Luxlait, vient d'être condamné à payer, solidairement avec son éditeur le Républicain lorrain, des dommages et intérêts à la société laitière. Bever avait prétendu, dans les colonnes du Républicain lorrain, que Luxlait avait généré des pertes énormes. Le journaliste Michel Raus a récemment perdu, au civil, le procès en diffamation contre la famille Koltz qui l'avait assigné pour avoir rapporté, dans les colonnes du Journal, des propos jugés diffamatoires et blessants à l'égard de feu docteur Koltz. Raus avait rapporté une scène où l'écrivain autrichien avait ridiculisé le Dr Koltz. L'auteur dit avoir été témoin de cette scène dont l'existence est niée par la famille du défunt médecin. Fin janvier 1999, le rédacteur en chef du Journal, Rob Roemen, se retrouvera devant les juges d'une Chambre civile du Tribunal d'arrondissement. Il a été assigné par le ministre Michel Wolter pour avoir révélé, de façon erronée, des informations concernant un litige entre l'administration de l'Enregistrement et sa personne. De plus, il fait l'objet d'une plainte au pénal pour « recel de violation de secret professionnel ».
Indépendamment de savoir si les journalistes ont, lors de l'exercice de leur métier, commis une faute professionnelle, les juges au civil ne se sont basés respectivement se basent uniquement sur la responsabilité délictuelle des journalistes. La notion de faute prend dès lors une toute autre envergure. Il ne s'agit plus, comme le prévoit la loi sur la presse, de constater si l'auteur du délit de presse était de mauvaise foi ou s'il n'a pas vérifié l'information mais le seul lien de causalité entre la faute et le préjudice est suffisant pour engager la responsabilité délictuelle. Celle-ci sera engagée dès lors que les juges estiment qu'il y avait une faute commise à l'origine. La véracité des faits rapportés par le journaliste n'entre dès lors plus en jeu de façon déterminante, étant donné qu'il ne s'agit pas là de l'objet du procès.
Ainsi, par exemple, si un journaliste publie une information confidentielle sur le monde financier en respectant la loi sur la presse, c'est-à-dire en jugeant de bonne foi l'intérêt public de cette information et en se renseignant sur la véracité des faits rapportés, il engagera quand même sa responsabilité délictuelle si les conséquences de cette publication entraînent un préjudice et si les juges retiennent que la publication en soi de l'information constitue une faute. En d'autres termes, si un journaliste rapporte que deux grandes banques de la place comptent fusionner et que cela entraînera le licenciement de 500 employés et que, à cause de la publication de l'information, la fusion ne peut plus avoir lieu, le préjudice - ici la perte d'une chance - existe. Si les juges estiment dès lors que la faute du journaliste réside dans le fait que c'est une information hautement confidentielle, qui n'est donc pas censée d'être portée à la connaissance de tout le monde, qui a été publiée, le journaliste est passible d'une condamnation indépendamment de la véracité des faits.
La définition de la notion de faute à l'encontre du journaliste réside ainsi dans la seule appréciation des juges. La faute de Marc Thoma, par exemple, était de reprendre une citation d'un autre journaliste. Les garde-forestiers ont estimé cette citation en seconde main diffamatoire et ont assigné les deux journalistes. Après que Josy Braun, lequel a été cité par « Thoma », n'avait pas interjeté appel après leur condamnation en première instance, le jugement Thoma a été par la suite confirmé et par la Cour d'appel et par la Cour de cassation parce que Thoma ne s'était pas distancié formellement de la citation incriminée au moment de la produire. D'après les juges, il a ainsi fait sienne la citation ce qui est à considérer comme faute.
Le journaliste ne veut certes pas être au-dessus des lois, mais cette pratique, devenue quasiment systématique, de l'assigner en justice sur la base de sa responsabilité délictuelle constitue de fait une entrave à l'exercice de son métier. Mais, et peut-être que la Cour européenne des droits de l'Homme statuera sur ce point lorsque l'« affaire Thoma » y sera plaidée, la notion de faute ne semble pas absolue lors qu'elle doit s'appliquer à un journaliste qui exerce son métier. Il s'agit de savoir si l'article 10.1 de la Convention européenne des droits de l'Homme restreint l'article 1382 du droit civil. L'article 10.1 de la Convention européenne des droits de l'Homme consacre le droit à la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence des autorités publics. En France, une affaire similaire à celle de Marc Thoma a soulevé ce problème (cf. l'article de Fernand Entringer « La responsabilité des journalistes » dans d'Letzeburger Land n° 25/1996). L'ancien président de la République Valéry Giscard d'Estaing avait été assigné sur base de l'article 1382 du code civil pour avoir rapporté, dans ses mémoires, des propos de sa femme concernant un ancien ministre et la façon dont il est traité par son épouse. Cette dernière a intenté une action en justice, et alors que les premiers juges lui ont donné raison, la Cour d'appel a cassé ce jugement, estimant qu'aucune faute ne peut être imputée à l'auteur, entre autres parce qu'il a relaté des propos « dont il n'est pas l'auteur sans prendre parti sur leur réalité ou leur vraisemblance et en précisant de surcroît que celles-ci lui ont été rapportées par sa femme ». Or, la Cour de cassation de Paris a cassé l'arrêt de la Cour d'appel, estimant que la portée de l'article 1382 ne peut être restreinte au nom de la liberté de la presse : « L'arrêt (de la Cour d'appel) énonce que le respect du principe fondamental de la liberté de la presse interdit qu'il soit fait application en cette matière du régime général de la responsabilité civile prévue par l'article 1382 du code civil, hors les cas où la publication litigieuse constitue un abus de la liberté d'expression caractérisée soit par une dénaturation, une déformation des faits ou une négligence manifeste dans la vérification de l'information soit par l'atteinte portée aux droits fondamentaux de la personne. »
Il s'agira ainsi de savoir, en ce qui concerne la responsabilité délictuelle, en quelle mesure la loi sur la presse peut se greffer sur les dispositions des articles 1382 et 1383 du code civil lorsqu'il s'agit de juger, au civil, un apparent délit de presse. La Cour européenne des droits de l'Homme, par sa jurisprudence, va dans cette direction. Mais, du point de vue juridique pur, et vu la généralité des articles 1382 et 1383 du code civil, cette situation constitue un véritable casse-tête.
La question est cependant fondamentale pour l'exercice de la profession des journalistes. Il est considéré comme impossible de contourner la responsabilité délictuelle par un artifice qui force le plaignant de citer le journaliste responsable de propos considérés comme calomnieux sur base de la loi sur la presse et d'entamer une action en civil. Et même si tel était le cas, il n'est pas sûr qu'en la matière, l'adage « le pénal tient le civil en état » puisse être invoqué. Normalement, lorsqu'une même affaire fait simultanément l'objet d'une plainte au pénal et d'une assignation au civil, l'instruction pénale doit être antérieure à l'action au civil. Mais, alors que, généralement, l'acquittement au pénal est suivi par le déboutement de la partie plaignante au civil, la question se pose si tel sera aussi le cas en cas de délit de presse. Car l'absence de faute dans le cadre de la loi sur la presse (art. 14), par exemple, l'absence de mauvaise foi n'est pas suffisante pour qu'il n'y ait pas faute au sens de la responsabilité délictuelle telle que définie par le code civil. L'arrêt de la Cour de cassation de Paris cité va dans ce sens.
La définition de la responsabilité du journaliste est ainsi une des pierres angulaires de la nouvelle loi sur la presse qui est actuellement en élaboration au service des media du ministère d'État. Non seulement faudra-t-il déterminer dans quel sens cette responsabilité sera définie, il s'agira d'abord de déterminer si une loi pénale peut se greffer de la sorte sur les dispositions du code civil. En sachant que la Convention européenne des droits de l'Homme appartient au droit supranational, c'est-à-dire qu'elle prime sur les législations nationales des pays signataires dont le Luxembourg, et en considérant que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme va dans le sens que « la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière [et que] il incombe [à la presse] de communiquer des informations et des idées sur des questions d'intérêt public. À sa fonction qui consiste à en diffuser, s'ajoute le droit, pour le public, d'en recevoir. », l'on serait amener à interpréter la position de la Cour de façon à ce que l'article 10 de la Convention prime sur l'article 1382 du code civil dans la mesure où la responsabilité délictuelle n'est pas absolue à l'encontre d'un journaliste exerçant son métier dans les règles professionnelles prévues et déterminées.
Cette disposition n'élèverait en rien le journaliste au-dessus des lois. Car, même si sa responsabilité délictuelle est reconsidérée, sa responsabilité pénale reste. Avec l'avantage que la faute pénale pourra être clairement définie. Ainsi, un journaliste a commis une faute, à considérer comme professionnelle, et est donc passible d'une condamnation s'il propage une information erronée, fausse ou manipulée sans qu'il n'en ait auparavant vérifié la véracité. Il faudrait ainsi déterminer exactement les « règles professionnelles » pour un journaliste qui sont déjà ébauchées dans la charte de déontologie de la profession.
Mais la modernisation de la loi sur la presse qui date de 1869 et qui à été modifiée pour la dernière fois en 1966 ne se limite pas à cette unique problématique. Outre le fait que les médias électroniques, qui actuellement sont régies par plusieurs lois, règlements et arrêtés, doivent être pleinement considérés par le nouveau texte, d'autres notions comme le secret professionnel et la protection des sources doivent aussi être définies. Au même titre que les relations entre le journaliste et son éditeur pour ne citer que ceux-là.
Article 24 de la Constitution
La liberté de manifester ses opinions par la parole en toutes matières, et la liberté de la presse sont garanties, sauf la répression des délits commis à l'occasion de l'exercice de ces liberté.
La censure ne pourra jamais être établie.
Il ne peut être exigé de cautionnement des écrivains, éditeurs ou imprimeurs. Le droit de timbre des journaux et écrits indigènes est aboli. L'éditeur, l'imprimeur ou le distributeur ne peut être poursuivi si l'auteur est connu, s'il est Luxembourgeois et domicilié dans le Grand-Duché.
Article 14 de la Loi sur la presse
Ceux qui, par la voie de la presse, auront rendu compte des séances de la Chambre à huis clos ; ceux qui, par la même voie, auront publié de mauvaise foi, des pièces fabriquées ou mensongèrement attribuées à un tiers et pouvant compromettre, soit la paix publique, soit la fortune et l'honneur des citoyens, seront punis d'une amende de 5 000 à 50 000 francs et d'un emprisonnement de huit jours à six mois, à moins que le fait ne tombe sous le coup d'une peine plus forte qui, dans ce cas, demeurera seule applicable.
Art. 16 al. 1 de la Loi sur la presse
La responsabilité pénale et civile des délits de presse incombe à tous ceux qui y auront concouru, soit comme auteur, soit comme co-auteur, soit comme complice.
Jurisprudence (art. 16 al. 1 loi sur la presse)
Le prévenu qui, dans un journal, s'est livré à une calomnie ou à une diffamation, ne saurait dégager sa responsabilité pénale en prouvant qu'il a signalé et censuré ces faits non par méchanceté, mais uniquement pour la sauvegarde de l'intérêt public ; il doit établir en outre qu'il n'a rien négligé pour se renseigner sur la véracité des faits qu'il a livrés à la publicité et qu'il a ainsi fait tout ce qui dépendait de lui pour ne pas servir de porte-voix à la rancune et à la malignité.
(Cour sup. 28 février 1914 ; Pas 9, p. 343)
Le délit de presse (définition)
Par délits de presse il faut entendre toutes les infractions qui sont commises par l'abus de la liberté de la presse, y compris les infractions de droit commun, du moment que la presse a servi à les commettre et qu'elles renferment un abus de la publication de la pensée.
(Cour cass., 5 janvier 1910; Pas. 10, p. 4)