Offres à l’identique, prix à peu près comparables entre les opérateurs : en débarquant dans les foyers luxembourgeois cet automne, l’Internet à très haut débit va-t-il rendre la position de l’Entreprise des postes et télécommunications (EPT) encore plus forte par rapport à ses concurrents ? C’est en tout cas une des craintes des opérateurs alternatifs, qui parlent d’ailleurs d’une « re-monopolisation » par l’EPT de l’univers des télécommunications, dans le fixe, la bande passante, le mobile et la télévision via des offres combinées.
L’entreprise publique a investi quelque 500 millions d’euros dans l’infrastructure de la fibre optique qui assurera progressivement la couverture du pays et de tous les ménages et remplacera, à terme, le réseau en cuivre, voué à une belle mort. En tant qu’opérateur historique, l’Entreprise des postes et télécommunications doit ouvrir son réseau de fibre optique à d’autres opérateurs, qui n’ont pas les moyens de développer leur propre réseau. Deux possibilités s’offrent alors à eux : soit louer les produits en gros auprès de l’EPT, soit développer leurs propres produits sur base de l’infrastructure de l’entreprise publique (offre Bitstream notamment, qui a été au cœur de la confrontation avec le régulateur et les opérateurs alternatifs).
Ces opérateurs alternatifs vont tenter de faire une percée sur le marché du très haut débit en affichant des prix un peu moins élevés que ceux de la Poste pour des services similaires (le constat vaut pour tout le monde). L’heure est au marquage de territoire, où chaque opérateur se regarde en chiens de faïence, en attendant le lancement d’offres de services et de produits plus sophistiqués (offre de télévision haute définition et 3D, vidéo à la demande, etc), rendus possibles grâce à la puissance offerte par la bande passante en fibre optique. « Il faudra être créatif », indique dans un entretien au Land Jean-Marie Spaus, directeur général de la division des télécommunications de l’EPT. Personne, pour l’heure, ne souhaite dévoiler sa stratégie commerciale, alors que 85 pour cent environ des ménages sont éligibles pour un accès à des vitesses de 30 megabits par seconde et un quart pour 100 Mb/s, dont la commune de Leudelange, à cent pour cent sur la puissance de feu maximale.
L’opérateur Visual Online (contrôlé à 51 pour cent par l’EPT) se dit le moins cher du marché (et de sa maison mère) avec une offre de base à 49,90 euros pour un forfait de 30 megabits par seconde, de 59,90 euros pour 50 Mb/s et 69,90 pour 100 Mb. Tango, filiale de Belgacom, s’est lancé à son tour au début du mois de septembre avec trois produits identiques à son concurrent, à quelque cents près : 49,99 euros par mois pour 30 Mb, 59,99 pour 50 et 74,99 euros pour 100 megas. Ces offres sont bien plus chères que celles qui sont proposées dans les pays voisins : Orange France, par exemple charge 33,99 euros par mois son forfait 100 Mb/s avec de la téléphonie illimitée et de la télévision à la demande.
Orange Luxembourg s’apprête lui aussi à entrer dans la course, sans toutefois afficher la même précipitation que ses deux autres concurrents du privé. Dans un entretien à Paperjam, son directeur général Patrick Ittah indique attendre la publication par le ministère des Communications du plan d’attribution des fréquences, au cours des prochaines semaines, avant d’abattre ses cartes et afficher des prix. Compte tenu de la nature du marché et de l’infrastructure, ils se situeront sans doute dans la même fourchette que les autres et les offres qui devraient également être assez semblables.
Quant à l’EPT, ses tarifs publiés en août se révèlent un peu plus chers que les deux premiers opérateurs privés à s’être lancés dans l’aventure du l’ultra haut débit : 54,99 euros/mois pour le forfait à 30 Mb/s, 59,99 euros pour celui à 50 Mb et 74,99 euros pour la formule à 100 megas. On s’étonnera d’ailleurs un peu des tarifs de la Poste, plus chers aujourd’hui qu’ils ne l’avaient été lors du lancement raté à la Foire expo de mai 2010, où le produit d’appel à 30 megas pointait sous la barre symbolique des cinquante euros. De façon un peu paradoxale, les prix publics de l’EPT ont augmenté pour l’offre à 30 megas tandis que parallèlement, l’Institut luxembourgeois de régulation (ILR) obligeait l’entreprise publique à réviser ses prix de gros à la baisse.
Il y aurait donc comme une certaine incohérence dans la tarification grand public de l’EPT après l’intervention du régulateur du secteur des télécommunications, censé en principe encourager la concurrence pour le bien et le porte monnaie des consommateurs. Jean-Marie Spaus, reconnaît que les nouveaux prix publics de la fibre ont évolué pour l’offre de base à 30 mega : « Les nouveaux prix se basent sur le business case développé en concertation avec l’ILR », explique-t-il. « Nous nous sommes appuyés sur les discussions avec l’ILR, poursuit le dirigeant, et c’est vrai qu’il y a eu un changement qui n’était pas en faveur des consommateurs ». Comment le vérifier quand l’ILR lui-même a du mal à s’y retrouver dans la manière dont l’opérateur public établit ses tarifs ?
Dans la consultation publique initiée par l’ILR l’hiver dernier, avant de valider les tarifs de gros de l’EPT pour la fibre, la Fédération des opérateurs alternatifs du Luxembourg (Opal) insistait justement sur les « incohérences » de certains tarifs de l’EPT avec des services d’Internet à haut débit identiques ou même plus élevés sur le cuivre que sur la fibre optique : il est « illogique de proposer un service supérieur à des prix inférieurs », note l’organisation professionnelle en assurant par ailleurs que le réseau DSL de l’opérateur public « devrait être largement morti, tandis que les services VDSL et ATH (fibres optique, ndlr) nécessitent de nouveaux investissements ». « Ainsi, souligne l’avis, le positionnement des produits reste, d’un point de vue économique, incohérent ».
Claude Bizjak, conseiller en télécommunications auprès de la Confédération luxembourgeoise du commerce (et aussi secrétaire général de l’Opal) rappelle, dans un entretien au Land, que les trois produits DSL (Internet haut débit sur le réseau du cuivre) de la Poste affichent des prix inchangés depuis cinq ans. Or, affirme-t-il, vu la pénétration importante de ces services dans le pays, des économies d’échelle sont possibles et devraient se répercuter sur des prix en faveur des consommateurs.
Pour Jean-Marie Spaus, la différence de tarifs entre les services Internet en cuivre et ceux de la fibre relève d’une question de stratégie commerciale voulue, l’EPT mettant le turbo sur la fibre optique et souhaitant y faire basculer le plus vite possible ses actuels clients des services DSL, il serait donc stratégiquement logique de proposer des offres attrayantes pour faire le plein. L’objectif affiché des dirigeants de l’EPT est de parvenir à 10 000 clients d’ici 2012. Un objectif sans doute un peu sous-évalué. Les consommateurs luxembourgeois étant férus de nouvelles technologies et leur budget étant pour beaucoup important, il faut sans doute s’attendre à ce que cet objectif des 10 000 clients Luxfibre EPT soit plus rapidement atteint que prévu. D’autant que l’offre de télévision haute définition, qui va réserver quelques nouveautés à la rentrée en permettant notamment de connecter dix postes au lieu de trois précédemment, devrait désormais faire des émules compte tenu des nouvelles capacités de la bande passante. Quant aux autres opérateurs, il faudra sans doute attendre une meilleure couverture du dégroupage de la fibre optique pour qu’ils deviennent de sérieux concurrents de l’EPT (trente pour cent de la population ne serait pas dégroupable, selon l’Opal).
Dans sa note à l’ILR, suite au deuxième tour des négociations entre le régulateur et la Poste cet hiver, l’Opal constatait qu’à la suite de l’intervention du régulateur, l’EPT avait bien baissé de 2,94 euros son offre de gros pour le dégroupage de la fibre optique en la proposant désormais à 17,75 euros contre 20,69 euros précédemment (prix en novembre 2010), mais que l’entreprise publique avait augmenté en parallèle d’autres prix, jusqu’à quatre pour cent de hausse, ce qui va forcément peser lourd sur la marge potentielle des opérateurs alternatifs.
Compte tenu d’ailleurs de l’absence d’une couverture nationale pour le dégroupage de la fibre, permettant un accès direct des clients finaux aux opérateurs, les opérateurs alternatifs accusent l’opérateur historique de mener une stratégie visant à « une re-monopolisation du réseau d’infrastructure d’EPT et ceci au détriment des offres dégroupées des opérateurs alternatifs ». L’ILR devra donc se montrer particulièrement vigilent.
Le 29 juillet dernier, l’Institut luxembourgeois de régulation, après avoir bloqué pendant près d’un an le lancement de l’Internet ultra haut débit, décide finalement de donner son feu vert sous la pression du marché mais aussi du gouvernement, qui s’est engagé en 2010 à connecter d’ici 2015 tous les foyers du pays à l’Internet à la puissance de 100 Mb/seconde. Pour réaliser ces plans, censés favoriser le positionnement compétitif du Luxembourg au plan international, la mission a été confiée à l’EPT qui doit assurer la mise en place de l’infrastructure en fibre optique chez le client final. Sur cette base, les opérateurs alternatifs, qui n’ont pas les moyens de construire leurs propres réseaux, doivent avoir accès, à des tarifs non-prohibitifs, à celui de l’EPT. Et l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même.
Les prix de gros proposés initialement par l’opérateur historique n’avaient pu convaincre ni le régulateur ni ses concurrents, qui les jugeait « prédateurs », obligeant du coup la Poste à revoir sa copie, alors que l’entreprise publique, techniquement au point, s’apprêtait à commercialiser ses premières offres d’ultra haut débit lors de la Foire expo du printemps 2010. L’ILR y mettra un frein (d’Land du 14.05.2010), décevant des milliers de clients qui se réjouissaient déjà de pouvoir surfer sur les autoroutes de la toile. Il a fallu des mois de négociations entre les dirigeants de l’EPT et ceux de l’ILR pour mettre à peu près tout le monde d’accord sur le fait que le business plan du gouvernement pour 2015 ne pouvait plus attendre. Mercredi 14 septembre, les dirigeants de l’EPT et Jeannot Krecké, le ministre de l’Économie et du Commerce extérieur (LSAP), inauguraient en grande pompe le raccordement à Luxfibre de la première commune luxembourgeoise, Leudelange. L’occasion pour les dirigeants de l’EPT de dire que les objectifs et le calendrier seront tenus.
Le régulateur, qui a fait figure de grand méchant loup dans cette affaire – il est censé encourager une concurrence « saine et loyale » sur le marché –, s’est toujours défendu d’avoir agi sous influence. Il est vrai que les dirigeants de l’ILR ont pris tout leur temps pour une décision qui, au final, a comme un goût d’inachevé, ce qui montre combien le régulateur a bien été sous pression : on s’attendait à ce qu’Odette Wagner, l’ex-directrice de l’ILR prenne une décision avant de partir à la retraite, fin 2010. Elle laissa courageusement le différend à son successeur Paul Schuh. Ce dernier a fait seulement mine de trancher, mais sans couper dans le vif : son feu vert du 29 juillet contient de nombreux conditionnels et beaucoup d’observateurs s’interrogent sur la cohérence d’une décision qui, d’un côté, a donné le signal de lancement de l’ultra haut débit, mais de l’autre a dû admettre que toutes les conditions de transparence et de concurrence saine et loyale du marché n’étaient pas réunies. Il y a encore beaucoup trop d’incertitudes et de flou du point de vue des opérateurs alternatifs pour définir un vrai plan d’affaires à long terme sur la fibre optique. D’autant plus que sur le réseau, il n’y a pas de concurrents sérieux à l’opérateur historique pour offrir des capacités sur la fibre. Cegecom, le fournisseur alternatif, aura sans doute du mal à trouver ses marques dans le contexte actuel, les marges bénéficiaires étant plutôt limitées.
« L’Institut, lit-on dans le document du 29 juillet, approfondit l’analyse des conditions financières de ces offres à l’aide d’un expert », c’est-à-dire les services de gros avec l’offre bitstream et offre de dégroupage de la fibre optique, qui permettront aux concurrents de la Poste d’amener directement le très haut débit chez le client. Toutefois, les conditions de transparence ne seraient pas données pour offrir une visibilité complète à ses concurrents. « Nous partons, déplore Claude Bizjak, en position d’infériorité sur un marché de l’ultra haut débit très dynamique ».
Le régulateur assure s’être donné les moyens techniques et humains (l’appel notamment à un expert pour vérifier la pertinence des tarifs de l’EPT) pour veiller au grain et surtout ne pas reproduire les mêmes erreurs que dans l’Internet haut débit (services DSL), où il a sans doute contribué à laisser l’EPT prendre la grosse part du gâteau, faute d’intervention plus musclée (l’autorité a mis quatre ans avant de valider les prix). Les opérateurs alternatifs ne veulent pas voir un scénario semblable se répéter avec la fibre optique.
L’ILR a accordé un état de grâce jusqu’au premier semestre 2012 à l’EPT pour faire de nouvelles propositions tarifaires ou faire la démonstration que ses tarifs sont adaptés à la situation. Le temps de se faire une place au soleil sur le marché de l’ultra haut débit ? Les dirigeants de l’EPT ne semblent en tout cas plus craindre cette échéance.