Il est impossible de déterminer dans les milliers de personnes arrêtées, emprisonnées, relâchées, épurées, jugées après l’occupation nazie un échantillon représentatif de collaborateurs. Pourtant, Henri Wehenkel en a choisi seize, essentiellement pour deux raisons ; les uns parce que leur vie permet de saisir – sinon d’expliquer – pourquoi ils ont basculé dans la collaboration alors que d’autres, dans une situation pareille, ont résisté aux pressions de l’occupant ; les autres parce que leurs activités ou leurs convictions s’accommodaient sans trop de problèmes avec l’occupation. Mais à tous il donne au départ le bénéfice du doute, évitant d’accepter les certitudes cimentées dès le départ des nazis. Car rarement, la collaboration fut aussi clairement établie que l’a fait croire la dichotomie de l’immédiat après-guerre.
Le nouveau livre de Henri Wehenkel1 est le fruit d’une longue gestation et d’un cadre théorique mûrement réfléchi. L’auteur n’a cessé de dénoncer « la paralysie progressive de la mémoire » sous l’amoncellement de la commémoration qui avait créé un « culte officiel » du passé à des fins politiques (p.15). Refusant cette histoire-là, il dit vouloir « échapper ainsi à l’histoire normative, à l’histoire formatée des institutions, des partis et des grands hommes auréolés de leur prestige, protégés d’une descendance nombreuse et des historiens dévoués à leur culte » (p.21).
Dans un colloque international sur la collaboration, en mai 2006, Wehenkel parlait déjà de la « collaboration impossible », expliquant que si « dans l’immédiate après-guerre on s’était mis d’accord pour décider que tous les Luxembourgeois avaient résisté », il ne pouvait y avoir de collaboration. Elle était pourtant bien réelle, mais « elle fut diffuse et se répandit par contamination », comme l’auteur l’explique dans l’introduction (p.21).
Les travaux universitaires sur la collaboration au Grand-Duché ne sont pas très nombreux, comparés aux travaux sur la Résistance. Ce n’est que dans les deux dernières décennies que de jeunes historiens s’en sont occupés dans le cadre de mémoires et de thèses, dont Benoît Majerus, NG Cheun, Lise Piazza et Vincent Artuso.
Wehenkel n’écrit pas de thèse universitaire. C’est un franc-tireur, même s’il est de tous les colloques depuis des décennies. Il est à la recherche de la réalité des êtres sous le vernis officiel. Pour y arriver, il a tout lu, il a amassé un immense savoir concret sur le Luxembourg et des personnages des dernières cent années, grâce à des contacts avec les « anciens » qui lui ont fait confiance, comme Emil Marx, Nic Molling, Henri Koch-Kent… Certains des portraits repris dans le livre sont des millefeuilles issus de travaux d’archives et de lectures tous azimuts dont il a fait son miel tout en les commentant dans des critiques parfois acerbes.
Donc pas de système, pas de comptages, pas de théorie à dégager, mais la réalité humaine, avec ses ombres et quelques certitudes, ce qui ne permet que rarement de dénoncer de vrais salauds.
Au départ de cette série de portraits, il y a Théo Kerg dont le nom ne cesse de faire l’objet de récriminations jusqu’à nos jours. Wehenkel ne se fie pas aux certitudes acquises et a donc voulu y voir lui-même de près : Kerg, né en 1909, jeune artiste de talent, proche de l’extrême-gauche dans les années trente, de ce fait exclu de l’enseignement en 1934, rompant avec les communistes en 1936, enseignant de lycée en 1940, membre de la VDB, comme des milliers d’autres, continuant de peindre pendant la guerre, mais en respectant le canon artistique dominant, comme beaucoup d’autres peintres luxembourgeois de l’époque, démissionnant de l’enseignement en 1943, arrêté en 1944, emprisonnée pendant seize mois sans jugement, radié comme professeur, acceptant une amende et un jugement sommaire. À Paris, ensuite, il refait sa vie et réussit une belle carrière artistique. À la fin de ce portrait, pas de jugement définitif, mais pas mal de points d’interrogation !
Au-delà du destin personnel, c’est l’histoire récente qui est (r)écrite. Ainsi à propos du « savant professeur » Josef Schmithüsen (1910-1984), étroitement lié aux événements politiques au Luxembourg dans les mois suivant l’invasion du 10 mai 1940 : fut-il un scientifique apolitique, simplement amoureux de la géographie du Grand-Duché, ou un nazi influent?
Wehenkel a recueilli sur lui des informations dès les années 1980, voire plus tôt encore. Le mensuel
Forum (n°77) publia en 1984 un nécrologe de Schmithüsen de la plume du géographe Georges Hengesch qui l’avait connu comme professeur à l’université de Sarrebruck dans les années 1970. Wehenkel fit remarquer, au numéro suivant de Forum (n°78), que Schmithüsen n’avait pas été qu’un scientifique, s’en prenant à la même occasion à Paul Dostert qui venait de soutenir sa thèse de doctorat à l’université de Fribourg-en-Brisgau et qui affirmait que Schmithüsen n’avait pas été impliqué dans la politique nazie à Luxembourg. En 2011, parut le livre de Bernard Thomas sur Le Luxembourg dans la ligne de mire de la Westforschung qui révéla que la géographie allemande des années 1920 et 1930 n’était pas politiquement innocente, mais préparait la reconquête de territoires « germaniques ». Au fil des années, Wehenkel a amassé les preuves que le « savant professeur » avait bien été un collaborateur de la politique nazie au Luxembourg, omniprésent dès le 10 mai 1940. Même s’il n’a pas été accusé au Grand-Duché après la guerre, il fut emprisonné par les Américains en 1947, retrouva dès 1962 sa carrière académique dans le cadre de laquelle il continuait de s’intéresser au Luxembourg.
Quant à Pierre Prüm (1886-1950), député en 1913, à l’âge de 27 ans, ministre d’État en 1925-1926, condamné après la guerre à quatre ans de prison, Henri Wehenkel dresse de lui un portrait qui révèle les affaires de l’avocat pendant la guerre et le parcours de l’homme politique, passant de l’extrême-droite à l’extrême-gauche à la fin de sa vie. Ce faisant il décrit tout un pan de la vie politique des années trente et quarante.
Quand on écrit l’histoire à travers les hommes (il n’y a pas de portrait de femme dans ce recueil !), il faut beaucoup de sources. Wehenkel en a qu’il indique le plus souvent. On comprend qu’il ait évité de surcharger l’appareil critique. Mais on aurait aimé en savoir parfois un peu plus sur l’origine de certaines affirmations. Ainsi, grâce à quelle source attribuer un article anonyme au Tageblatt du 24 août 1933 à Pierre Schmit, neveu de Kratzenberg (p.41) ? Comment savoir que le même Pierre Schmit, rentré d’Allemagne au Luxembourg après 1933, fut le secrétaire de la Ligue des droits de l’Homme sans que son nom apparaisse (p.42) ? Et de même sur les relations de Schmit avec les nazis dans les années 1930 et 1940 (p.42-43) ?
Henri Wehenkel, de son style vif, précis, sans jargon scientifique, a écrit un ouvrage historique sérieux qui se lit d’un trait. Signalons que le livre, bien fait, est agrémenté d’illustrations intéressantes qui sont plus qu’un ornement bibliographique, mais une source d’informations sur les seize hommes visités.