Samedi 19 octobre, 11 heures. Par une journée ensoleillée d’été indien, les partis se pressent une dernière fois sur le marché place Guillaume, distribuent à qui mieux mieux les résumés de leurs programmes, leurs stylos, des bonbons à la menthe à leur effigie et des ballons aux enfants. Certains de ces partis – surtout à droite : le CSV, l’ADR, et, plus étonnant, les Pirates, dont tout le programme est même rédigé en luxembourgeois – défendent la langue luxembourgeoise avec passion, voulant la protéger (en l’inscrivant dans la Constitution), la développer (jusque sur le plan européen) ou la valoriser en lui consacrant plus de recherche universitaire, comme s’il s’agissait du fondement même de l’identité nationale, qui, en plus, serait menacée. D’autres, notamment les Verts ou le DP, y voient un outil pour faciliter la communication et l’intégration de tous les enfants dans l’enseignement. La sacralisation de la langue est aussi une question politique et identitaire, qui peut faire hésiter sur sa visée idéologique. Car très vite, elle devient synonyme d’exclusion.
À deux pas de là, au cinquième étage du Cercle-cité, le professeur en linguistique Peter Gilles est conscient que lui et le Laboratoire pour la langue luxembourgeoise de l’Université du Luxembourg qu’il dirige est constamment sur la corde raide entre science et récupération démagogique. « Nous voulons contribuer à une objectivation de la discussion sur la langue et l’identité, explique-t-il, interrogé sur la question. Nous le faisons en appliquant des méthodes scientifiques pour traiter le sujet, en ne regardant par exemple jamais le luxembourgeois de manière isolée, mais dans son rapport avec les autres langues, dans le contexte du multilinguisme. D’ailleurs, dans ce contexte, le nationalisme est une catégorie que nous analysons et déconstruisons avec les moyens de la science. »
En cette fin de matinée-là, les responsables, les enseignants et les chercheurs du Laboratoire pour la langue luxembourgeoise ont invité à une journée « porte ouverte » de présentation de ses activités d’enseignement et de recherche. Autour d’un café, servi par des chercheurs à bac +12, et dans un cadre décontracté, ils présentent leurs sujets de recherche sur des posters résumant brièvement leurs thèmes : Le paysage éditorial et la publication littéraire, L’identité culturelle, Le multilinguisme et le rôle du luxembourgeois dans les publicités de journaux, Le multilinguisme du Luxembourg à travers le recensement de 2011, Variation dans la prononciation luxembourgeoise ou encore une cartographie des noms de famille... Le public est constitué d’un mélange entre jeunes scientifiques, passionnés de la langue et retraités défenseurs de l’identité nationale – seul homme politique connu : Robert Mehlen de l’ADR. Ils cherchent le contact, s’informent, veulent discuter, emportent des publications scientifiques par gros tas, comme à la Foire d’automne...
Le Laboratoire pour la langue luxembourgeoise, qui emploie une dizaine de personnes, dont quatre en CDI, autant de doctorants ainsi que des enseignants et vacataires intervenant dans les cours, est un des éléments de légitimation politique de l’Université du Luxembourg. Il apporte une originalité, une spécificité à cette université, qui la rend unique, en lien direct avec le pays. Le Master en langues, cultures et médias – Lëtzebuerger Studien fut un des éléments novateurs de ce laboratoire et, lors de son lancement en 2009, déclencha un véritable engouement de la part du public et du monde politique : notre langue et notre culture sont donc si matures que ça vaut la peine de les étudier au niveau universitaire ? Quelque 25 étudiants, tous détenteurs d’un bachelor au moins, en linguistique, philologie, histoire ou autres, s’inscrivirent la première année. Depuis lors, il y a eu quatre promotions – mais la cinquième, qui devait débuter cet automne, n’a pas eu lieu, faute de combattants.
« Je le regrette, bien sûr, » affirme Peter Gilles, qui a pris le décision de ne pas assurer le master parce que seulement trois étudiants s’étaient définitivement inscrits pour cette année académique, alors qu’une promotion normale comptait une dizaine de personnes ces dernières années, plus quelques auditeurs libres qui suivent les cours par amour du savoir. Il s’agit d’un master académique, que l’étudiant doit faire soit à plein temps en quatre semestres (120 ECTS), soit à côté d’un métier, en huit semestres. Comment expliquer ce manque soudain d’intérêt de la part des étudiants ? Peter Gilles l’ignore. Car outre ses enseignements sur la langue, la culture et les médias luxembourgeois, le master propose même quelques débouchés à la clé, dont en premier lieu celui d’enseignant de luxembourgeois dans l’enseignement secondaire, introduit par la loi de 2009 – trois ou quatre étudiants du master y ont trouvé accès au stage pédagogique par an, la première promotion vient de le terminer. Puis il y a des emplois possibles dans les institutions politiques ou culturelles, dans les médias ou dans la recherche (peut-être même à l’Université du Luxembourg. « Mais nous ne pouvons effectivement rien garantir, concède Peter Gilles, Nous ne pouvons que faire une offre ».
Même si tous ne sont pas enthousiastes, que certains ont quitté le cursus en cours de route, le trouvant trop pointu en linguistique, d’autres anciens servent volontiers de promoteurs du master, sur des blogs ou dans les plaquettes de l’Uni.lu. Comme Sarah Stephan, qui, après un premier emploi au Conseil national des programmes, travaille actuellement comme conservatrice au département Luxemburgensia de la Bibliothèque nationale, vantant l’interdisciplinarité du master, l’engagement des professeurs qui font tout pour le faire décoller et les nombreuses possibilités de stages et d’expériences pratiques. Ou Fränk Muno, qui enseigne actuellement le luxembourgeois pour la Ville de Luxembourg et vient de réaliser son premier documentaire (Nak Muay, avec son frère Christian et Raoul Schmitz, Samsa, 2013) et qui affirme vis-à-vis du Land qu’il a « appris beaucoup de choses sur le pays dans lequel j’ai grandi », sa littérature, sa langue et ses médias grâce à cette formation. Le master l’a mené vers une émission de radio à l’antenne du 100,7, une assistance à la mise en scène ou la rédaction d’articles... Des chances rares, estime-t-il, tout en concédant que le talon d’Achille du master pourrait effectivement être de ne pas mener vers assez de débouchés professionnels.
Ce désintérêt soudain pour le master est étonnant à un moment où la langue luxembourgeoise connaît un renouveau extraordinaire. Non seulement sur le plan politique ou dans l’éducation – où elle sert effectivement de langue fédératrice et véhiculaire entre des populations scolaires de plus en plus hétérogènes –, mais aussi dans l’usage quotidien à travers les nouveaux moyens de communication. « On constate partout, aussi dans d’autres pays, que les nouveaux médias ont immédiatement été occupés par les ‘petites langues’, le langage familier, qui est le luxembourgeois au grand-duché, constate Peter Gilles. On n’écrit pas ses SMS ou ses statuts Facebook en allemand ou en français, également langues officielles au Luxembourg, plutôt des langues écrites, mais dans celle dans laquelle on a des compétences orales. Les médias électroniques portent et amplifient cette tendance. » Cette évolution, que Peter Gilles voit loin de toute volonté politique, est si forte qu’elle est même déjà devenue un sujet de recherche : Luc Belling consacre sa thèse sur les variations linguistiques du luxembourgeois sur Facebook.