Au cours d’une promenade dans le parc municipal Édouard-André, un passant s’étonne : le pavillon en bois, accolé au petit étang, subit des travaux. Des parois décorées de calligraphies asiatiques y prennent place. Un ouvrier, occupé à la tâche, lui apprend qu’un restaurant chinois va s’y installer, ce qui déclenche l’ire du promeneur, voyant une intrusion commerciale dans « son » parc. Renseignements pris, l’homme apprend qu’il s’agit d’une œuvre de l’artiste Roland Boden, installation conçue dans le cadre de la Luga (Luxembourg Urban Garden), inaugurée cette semaine.
L’anecdote, relatée par Boris Kremer, commissaire du volet artistique de la manifestation, prête à sourire. Elle révèle néanmoins le déficit de notoriété de cette exposition qui se déploie tout l’été dans les parcs de la capitale (et d’Ettelbruck). Cette histoire démontre aussi que l’art (contemporain en particulier) dans l’espace public requiert davantage de précaution et de médiation que les expositions muséales.
L’enjeu principal réside dans l’apparition de références esthétiques souvent codées, ou difficile à appréhender dans un environnement où elles étaient absentes. Leur irruption les rend d’autant plus visibles, suscite l’interrogation, parfois le rejet, voire des actes de vandalisme. Un appui politique solide et une médiation adaptée s’imposent. Si l’un d’entre eux fait défaut, des levées de boucliers d’habitants et des incompréhensions risquent de compromettre l’intention initiale. « Le ‘regardeur’ doit pouvoir prendre conscience du changement, de la raison d’être de l’intervention artistique et du sens de l’œuvre pour en dégager sa propre interprétation », recommande le ministère de la Culture en France.
Dans le cadre de la Luga, les réponses à ces enjeux restent simples : des panneaux explicatifs, dûment munis des sempiternels QR codes fourniront des informations complémentaires sur les projets paysagers ou artistiques. Des visites guidées sont également prévues. On peut regretter une communication tardive pour cet événement dont les contours sont longtemps restés flous. Il y a encore quelques semaines, rares étaient ceux capables d’expliquer ce que recouvrait l’acronyme. Il faut dire que le concept a changé de cap à plusieurs reprises.
L’idée d’une vaste exposition horticole, portée par Niki Kirsch, président de la Fédération horticole luxembourgeoise, remonte à une quinzaine d’années. Le projet visait à valoriser les secteurs agricole et horticole du pays, ainsi que les avancées écologiques de la Ville de Luxembourg. À l’époque, Déi Gréng figuraient encore dans la majorité municipale. Cependant, le projet tarde à prendre forme. Ce n’est qu’en 2019 que l’asbl Luga voit le jour, et en 2021 qu’Ann Muller en devient la coordinatrice. Initialement prévue pour 2023, avec pour point d’orgue la renaturation de la Pétrusse, l’exposition est repoussée de deux ans à cause de la pandémie.
Les expositions de jardins urbains et d’horticulture s’inscrivent dans une longue tradition européenne, comme en témoignent les « Villes et villages fleuris » en France ou les Landesgartenschauen en Allemagne. L’ambition de la Luga lorgne plutôt vers des manifestations comme Lausanne Jardins ou le Festival international des jardins de Chaumont-sur-Loire, dont la 34e édition a débuté il y a trois semaines. Il représente un modèle du genre, combinant des jardins pérennes et éphémères créés par des paysagistes, des installations d’art contemporain, un centre de recherche et une collection de végétaux.
« Nous avons lancé de nombreux appels à projets, à l’échelle nationale et internationale, pour mobiliser architectes, paysagistes et artistes », indique Ann Muller. Le premier appel récolte 300 idées. Pendant les confinements, un écrémage naturel s’opère. D’autres projets affluent ensuite, la conception se précise, mais l’ampleur du chantier ne cesse de croître. Le budget grimpe finalement de dix à 22 millions d’euros, tandis qu’un fil rouge thématique s’impose : « Rendre visible l’invisible ». La coordinatrice insiste sur la triple dimension de l’exposition : jardins urbains, installations paysagères et artistiques, et projets agricoles. Sur le plan, on identifie 53 points d’intérêt à travers la « ceinture verte » de la ville : parc Édouard-André, vallées de la Pétrusse et de l’Alzette, et Kirchberg. Le parcours s’étend sur onze kilomètres, auxquels s’ajoutent les projets agricoles situés à Ettelbruck. « En 2022, voyant que nous manquions de place, la ville d’Ettelbruck a proposé d’ajouter des terrains pour accueillir cette partie de la manifestation », précise-t-elle.
Dans ce vaste ensemble, le curateur luxembourgeois Boris Kremer a imaginé un parcours d’œuvres contemporaines intitulé Animals of the Mind. « On ne peut pas parler de flore sans évoquer la faune. Et nombre d’animaux qui la composent se rendent, pour certains, invisibles », justifie-t-il. Malgré son urbanisation, la ville regorge d’animaux qui y ont élu domicile : les domestiques partageant nos foyers ; renards, pigeons, insectes et autres dits « nuisibles » ou ceux élevés pour la consommation. À cela s’ajoutent les animaux qui peuplent nos contes, mythes et légendes.
Boris Kremer rappelle l’ancrage ancien des animaux dans l’art, dès la préhistoire. « Il y a fort à parier que le premier dessin humain (dans le sable ou sur une paroi) représentait un animal. Il est également probable qu’il ait été tracé avec son sang. » Outre les fonctions nourricière et motrice, les animaux ont tôt revêtu une fonction symbolique. Il cite l’écrivain britannique John Berger et son essai Pourquoi regarder les animaux ? (1977), remis récemment en lumière. Le curateur pointe la tension entre essentialisme et zoomorphisme, au cœur des débats sur notre relation au vivant. Les artistes réunis dans ce parcours s’inscrivent dans cette réflexion avec des œuvres créées (presque toutes) spécialement pour l’événement.
« Nous avons porté une attention particulière aux enjeux écologiques, tant pour la conception que pour le transport et l’installation des œuvres », précise Boris Kremer. Ainsi, l’usage du béton a été prohibé, les matériaux recyclés et recyclables privilégiés, les espèces et produits locaux plébiscités. Une fois l’exposition terminée, les lieux seront intégralement remis en état. Autre contrainte : garantir la sécurité des usagers, un impératif majeur dans tout projet artistique en espace public.
Commençons le parcours au cœur du parc municipal, on découvre « l’œuvre préférée de Lydie Polfer » : une poule monumentale, lisse et dorée, signée Atelier Van Lieshout. Le gallinacé prend la couleur d’un trophée et ses proportions hors normes nous rappellent les stéroïdes et hormones dopant les animaux dans les élevages industriels. Intitulée Le Cri, elle fait écho à l’œuvre célèbre de Munch, tout en exprimant la souffrance animale.
Un peu plus loin, une parcelle hérissée de tiges de métal évoque un champ de blé. Quelques oiseaux semblent pris au piège. Harvest, œuvre de l’artiste tchèque Anna Hulačová, dénonce l’idéologie qui façonne les pratiques agricoles et notre rapport au vivant. Issue d’une famille d’agriculteurs ayant connu le collectivisme soviétique, l’artiste met en lumière la disparition progressive des oiseaux des champs, victimes collatérales des insecticides qui éliminent leurs proies.
Pour les oiseaux également, Pigeon Tower du Studio Ossidiana offre un abri. Présentée initialement à la Biennale d’architecture de Venise en 2021, cette version revisitée du pigeonnier se couvre de « plumes » métalliques et s’inspire de l’architecture médiévale. La structure questionne les lieux clos comme les zoos, les volières ou les cages, où se déroulent encore la majorité de nos interactions avec les animaux. Cette problématique donnera lieu à une exposition au Luxembourg centre for Architecture. Lisières vivantes : vers une architecture de la cohabitation dresse une cartographie des animaux et des plantes présents dans la ville de Luxembourg pour révéler les marges où les humains rencontrent la flore et la faune.
Plus bas, on arrive à la fameuse construction aux allures chinoises, le Pavillon der Himmlischen Verheißung, signé Roland Boden. L’artiste allemand explore de manière érudite et documentée les pneumopteria (littéralement « baleines célestes »), créatures mythiques et insaisissables. Il reconstitue le pavillon du jardin impérial Yuanmingyuan, détruit et pillé par les troupes britanniques et françaises en 1860, qui abritait jadis un immense vacuolithe, l’os de cet animal céleste. Boden enrichit son récit d’un lien inattendu avec le Luxembourg : un fragment de vacuolithe, aujourd’hui exposé, a été retrouvé dans une collection privée conservée par des sœurs franciscaines dont on connaît la proximité avec la Chine.
Dans la vallée de la Pétrusse, l’artiste suédois Henrik Håkansson installe A Painting for Insects, une grande toile jaune hérissée de pots de plantes, conçue pour attirer les pollinisateurs. Des semences locales de fleurs et d’herbes, semées tout autour, laisseront la nature compléter l’œuvre. Cette « peinture-écosphère » interroge la place de l’artiste, la stature du créateur et la notion d’intervention humaine.
Les habitués du skatepark lèveront-ils les yeux pour apercevoir, dans une anfractuosité de la paroi rocheuse Blobby and Boo, les créatures installées par la Luxembourgeoise Mary Audrey Ramirez ? Discrètes et imprévisibles, elles semblent s’échapper des casemates pour venir à notre rencontre. Personnages hybrides, animaux imaginaires créés numériquement, ils bouleversent nos préjugés et interroger la sentience – cette capacité à ressentir la douleur ou les émotions, longtemps considérée comme réservée aux animaux humains. Face à elles, les sculptures en bois de Laurent Le Deunff représentent des figures plus familières : cerf, renard, souris, tourterelle… Inspirées du bestiaire littéraire luxembourgeois. Montées sur de longs socles rectangulaire,s ces têtes rappellent les distributeurs de la célèbre marque de bonbons Pez.
À proximité, la chapelle Saint-Quirin, taillée dans le rocher en 1355 – le toit et le petit clocher ne furent ajoutés qu’à la fin du 19e siècle – est un de ces endroits fascinants parce qu’inaccessible. La vidéaste française Anne-Charlotte Finel y projette Sphinx, un diptyque poétique où elle essaye d’apercevoir ce papillon de nuit. Filmées à l’aube et au crépuscule sans apport lumineux, les scènes captent les fleurs qu’il butine. L’image, floue et saturée, oscille entre abstraction et mystère.
Le parcours s’achève par une expérience participative. Inspirés d’un proverbe turc – « tout couche sous le kepenek » – Cengiz Hartlap et Sara Lefebvre invitent les visiteurs à enfiler cette cape de berger des plateaux montagneux d’Anatolie en laine de mouton feutrée. Ainsi vêtus, les participants pourront déambuler, guidés par un récit historique autour des pratiques pastorales et agricoles qui caractérisaient la vallée de la Pétrusse jusqu’au 19e siècle.
Ce parcours artistique n’empêche en rien l’appréciation du parcours paysagé et des jardins aménagés. Il est d’ailleurs difficile d’identifier quelles sont les interventions artistiques liées à l’exposition Animals of the Mind et celles qui proviennent d’autres projets. Le travail curatorial se perd un peu dans une masse de propositions issues de diverses institutions et associations. Au fil des mois, au gré de la météo, toutes les installations évolueront. La Luga se veut aussi un laboratoire où expérimenter les interactions avec la nature.