Le 1er mai 2004 fut une date particulière pour l’Union européenne avec l’adhésion simultanée de dix nouveaux pays. Le fonctionnement des institutions à quinze États membres était déjà souvent apparu chaotique. Mais un tel élargissement se révélait une décision éminemment politique. Car il s’agissait avant tout d’arrimer solidement et définitivement à l’Europe de l’ouest et du sud, huit pays sur les dix — Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Slovénie — qui faisaient jusqu’en 1989 partie du « bloc de l’est ». La date de l’adhésion ne relevait pas du hasard, comme pour effacer la trace des Premier mai du passé, jours emblématiques sous l’ère communiste. L’entrée dans l’UE y fut célébrée, davantage qu’à Malte et à Chypre (les deux autres entrants), par de grandes festivités. Elles se renouvellent à chaque date anniversaire. Mais l’enthousiasme faiblit. Car le chemin n’a pas été facile.
Au moment de leur adhésion les huit pays représentaient environ vingt pour cent de la population de l’UE à 25 mais seulement neuf pour cent de son PIB. Leur poids démographique est tombé à moins de seize pour cent dans l’UE à 27 d’aujourd’hui et leur poids économique atteint péniblement dix pour cent. Pourtant, sur vingt ans, une forme de rattrapage a eu lieu. Leur PIB nominal a été multiplié par 3,6 et leur PIB réel (après déduction de la hausse des prix) par 2,3, soit un rythme supérieur d’environ un tiers à celui des autres pays de l’UE. La croissance n’a pas été linéaire et surtout elle s’est avérée très variable d’un pays à l’autre. Elle a connu un sérieux « coup de mou » en 2024 dans la moitié des pays, qui font moins bien que la moyenne, la Lettonie étant même en récession, mais la Pologne et la Lituanie ont réalisé un remarquable 3,8 pour cent.
La croissance ne s’est pas traduite par un accroissement des inégalités. Selon Eurostat, en 2022, cinq pays sur les huit affichaient un « coefficient de Gini » inférieur à la moyenne européenne et même à des pays comme la France, l’Allemagne et le Luxembourg. Peut-être une rémanence des politiques égalitaristes suivies pendant plus de quarante ans. Les trois pays baltes, les seuls à avoir été partie intégrante de l’URSS, font moins bien mais atteignent un niveau correct, peu éloigné de la moyenne.
Le chômage et la dette sont deux autres points positifs. Au début de l’année 2025, six pays sur les huit ayant adhéré en 2004 affichaient des taux de chômage inférieurs à la moyenne européenne, la République tchèque détenant même le record d’Europe tous pays confondus avec 2,6 pour cent (moins que la Suisse) tandis que la Pologne annonçait un très faible trois pour cent (soit la moitié du taux du Luxembourg). Les trois pays baltes étaient au-dessus de la moyenne avec des taux compris entre 6,5 et 7,3 pour cent, restant cependant très au-dessous de ceux de la France, de l’Espagne ou de l’Italie par exemple.
Alors que le montant de la dette publique taraude plusieurs grands pays de l’ouest et du sud de l’Europe où elle dépasse les cent pour cent du PIB (Belgique, Espagne, France, Grèce, Italie), l’endettement est bien contenu parmi les huit PECO étudiés, le plus endetté, la Hongrie, ne dépassant pas 73,5 pour cent à la fin 2024. L’Estonie affiche même un taux record de 23,6 pour cent, à faire pâlir tous les dirigeants des économies développées.
Mais les choses pourraient changer. Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, plusieurs pays proches du front ont accru leurs dépenses militaires. Les trois pays baltes et la Pologne ont en effet une frontière commune avec la Russie, la Lituanie et la Pologne via l’enclave de Kaliningrad, dont la superficie est près de six fois supérieure à celle du Luxembourg. Par ailleurs la Lettonie, la Lituanie et la Pologne ont aussi une frontière avec la Biélorussie, totalement inféodée à Moscou. De ce fait ces pays consacrent déjà une importante part de leur PIB à la défense : la Pologne devrait atteindre 4,7 pour cent fin 2025, et les trois pays baltes (dont l’effort était compris entre 3 et 3,5 pour cent en 2024) pourraient passer à quatre pour cent à la même date. Début mai, la Lituanie a annoncé investir 1,1 milliard d’euros pour renforcer la protection de ses frontières avec la Russie et la Biélorussie, notamment avec des mines antichars.
Quant aux quatre autres pays ils participeront bon gré mal gré au plan ReArm Europe dévoilé début mars 2025 pour répondre au désengagement américain de la défense du continent. Autre bémol : l’inflation. Depuis leur adhésion, elle-ci a été en moyenne plus élevée dans les huit pays que dans le reste de l’UE, surtout dans les premières années à cause du développement rapide de la demande et des ajustements économiques réalisés. C’est encore le cas aujourd’hui. Alors que les prix augmentent à nouveau faiblement dans les pays d’Europe de l’ouest et du sud après les pics de 2022-2023, leur croissance annuelle en mars 2025 était comprise dans six d’entre eux entre 3,5 et 4,8 pour cent. Seules la République tchèque (2,7 pour cent) et la Slovénie (2,2 pour cent) connaissaient une inflation proche de la moyenne de l’UE (2,5 pour cent).
Les gros talons d’Achille restent le niveau de vie et la démographie. Malgré le rattrapage progressif en termes de PIB, le niveau de vie des habitants des huit pays ayant rejoint l’UE en 2004 reste notablement inférieur à celui des autres pays de l’Union. Ainsi en 2024, le PIB par habitant en valeur nominale était d’environ 24 300 euros en moyenne dans les huit pays, contre 42 800 euros en moyenne dans les 19 autres pays, soit un niveau inférieur de 43 pour cent. Les écarts étaient importants entre pays, l’Estonie, seul pays à approcher la moyenne européenne de 40 000 euros, affichant un PIB/h double de celui de la Hongrie ou de la Lettonie, bons derniers.
En raisonnant en « standards de pouvoirs d’achat » (SPA) pour éliminer l’incidence des niveaux de prix, très variables selon les pays, la différence est divisée par deux : le PIB/h moyen des huit pays n’est plus alors que de 21,5 pour cent inférieur. Mais elle reste sensible, d’autant qu’aucun d’eux ne se hisse au niveau de la moyenne générale de l’U.E (37.600 euros en SPA). Depuis leur adhésion la population de ces huit pays a diminué, passant de 73,5 millions à 71 millions d’habitants. En cause la très faible fécondité dans le pays le plus peuplé, la Pologne, où elle n’est que de 1,29 enfant par femme. Mais la Lituanie est encore plus bas avec 1,27. Des chiffres inférieurs à la moyenne de l’UE (1,46). Cinq pays affichent cependant une fécondité supérieure, comprise entre 1,47 et 1,64, qui est toutefois insuffisante pour assurer le renouvellement des générations, et le solde naturel est désormais partout négatif.
Cette situation se rencontre dans la plupart des autres États membres de l’UE (seuls six d’entre eux présentaient un solde naturel positif en 2023) mais les pays d’Europe centrale se singularisent en rejetant la solution migratoire pour compenser l’évolution défavorable de leurs populations (totales et actives). C’est notamment le cas des quatre pays du groupe de Visegrád créé dès 1991 : Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie. Les deux premiers restent totalement opposés à l’immigration, refusant de se soumettre aux mécanismes de solidarité obligatoire de l’UE, tandis que les deux derniers sont aujourd’hui plus ouverts à une coopération européenne. La priorité est donnée à des mesures natalistes conservatrices : ainsi, le 29 avril le Premier ministre hongrois a proposé d’exempter d’impôts, à vie, les mères d’au moins deux enfants (celles de quatre enfants et plus sont déjà exemptées depuis 2020). Le Parlement permet également des inscriptions gratuites à la crèche, des aides au logement ou à l’achat de véhicule pour les familles. Des mesures qui devraient coûter 2,3 milliards d’euros d’ici 2029.
Bastions illibéraux
La Pologne, la Tchéquie et la Hongrie n’ont pas adopté l’euro, au grand dam des entrepreneurs et des touristes. Il s’agit en grande partie d’un choix politique. Juridiquement, ces pays sont tenus d’adopter l’euro dès qu’ils remplissent les critères économiques et juridiques requis (critères de Maastricht), ce qui est le cas, mais ils n’ont pas manifesté de volonté politique forte pour rejoindre la zone euro et n’ont pas pris les mesures nécessaires pour suivre les procédures, notamment l’entrée dans le Mécanisme de change européen (MCE), étape préalable obligatoire pendant laquelle les taux de change des pays candidats sont stabilisés avant d’introduire la monnaie unique.
Ces États retardent volontairement leur adhésion, principalement pour des raisons de souveraineté monétaire et de contexte politique national. Avec la Slovaquie et la Roumanie, la Pologne et la Hongrie sont de loin les pays les plus fréquemment qualifiés d’ « illibéraux » en Europe, en raison de réformes structurelles affectant l’équilibre des pouvoirs, l’indépendance de la justice, la liberté des médias et le contrôle politique sur la société civile.