Début avril, la dette publique des États-Unis a mobilisé toute l’attention, le pays étant passé à deux doigts d’un krach obligataire aux conséquences planétaires (d’Land, 18.04.25). Cet épisode a éclipsé pendant quelques jours la situation de la dette publique européenne, déjà préoccupante et dont on sait qu’elle est appelée à croître inexorablement, en raison des besoins liés à la défense et du virage pris par la politique budgétaire de l’Allemagne. Faute d’espérer la réduire dans les années à venir, au moins pourrait-on la rendre plus soutenable. Les idées ne manquent pas.
En réalité il n’existe pas de dette européenne, mais une juxtaposition de dettes nationales, de niveaux très variables selon les pays. Plusieurs des plus importants en termes de PIB et de population affichent une dette publique frôlant (Royaume-Uni) ou dépassant (France, Italie, Espagne) cent pour cent du PIB. La Belgique et la Grèce, qui détient le record d’Europe (158 pour cent) figurent aussi dans le groupe des très endettés alors que le Portugal vient tout juste d’en sortir. Leur situation économique est globalement moins bonne que celle des États-Unis et, selon les agences de notation, leur risque de défaut est plus élevé (aucun d’entre eux n’a le rating maximum), ce qui suscite la méfiance des investisseurs.
En Europe aussi la dette coûte de plus en plus cher, tout en n’atteignant pas les sommets américains. 3,02 pour cent en zone euro fin avril pour les emprunts à dix ans contre 4,24 pour cent pour les T-bonds de même durée, à l’exception du Royaume-Uni. Et la part des créanciers non-résidents est toujours supérieure à celle que l’on rencontre outre-Atlantique. La France est le pays qui cumule le plus de handicaps. Aucun budget de l’État n’y a été présenté en équilibre depuis 1974, de sorte que la dette publique est la plus importante d’Europe exprimée en euros (3 300 milliards soit un tiers de plus que celle de l’Allemagne) et atteint 113 pour cent du PIB. Le Trésor émettra en 2025 pour 300 milliards d’euros de nouvelles obligations, les sommes recueillies servant principalement à rembourser les titres échus.
Elle est de plus en plus onéreuse, le rendement de l’obligation d’Etat à dix ans étant passé de 2,83 pour cent à 3,68 pour cent entre début décembre 2024 et début mars 2025, avant de redescendre à 3,19 pour cent fin avril. En conséquence, la charge d’intérêts, évaluée à 65 milliards d’euros en 2025, pourrait devenir le premier poste du budget de l’État, avant l’éducation et la défense. Autre point négatif, la dette publique française est majoritairement entre les mains de non-résidents (53 pour cent, mais jusqu’à 70 pour cent en 2010). Les espoirs de réduire les dettes souveraines se sont évanouis en février 2025 avec l’annonce du désengagement militaire américain qui obligera l’Europe à consentir de colossales dépenses publiques pour assurer sa défense, avec un risque majeur de creusement des déficits budgétaires annuels et donc de la dette totale.
Plusieurs solutions ont émergé pour tenter de la rendre plus soutenable. Retenons-en deux. La première, qui a déjà connu un début d’exécution, consiste à ne pas retenir les dépenses militaires dans le calcul du solde budgétaire. Son fondement théorique est que ces dépenses sont en fait, pour leur plus grande partie, des investissements (par opposition à des dépenses courantes comme les salaires des fonctionnaires) qui vont soutenir l’activité économique et l’emploi et permettront d’engranger des recettes fiscales.
Ainsi, dans son « Livre blanc pour une défense européenne » qui précise les conditions de mise en œuvre du plan ReArm EU, dévoilé le 4 mars, la Commission européenne a accepté que les dépenses liées à la défense soient exclues (pendant quatre ans et dans la limite de 1,5 pour cent du PIB) du calcul de deux ratios-clés du « Pacte de stabilité et de croissance » (PSC) qui limitent le déficit public à trois pour cent du PIB et la dette publique à soixante pour cent du PIB. L’Allemagne, qui a pourtant de la marge en matière de dette publique (environ 64 pour cent du PIB), a aussitôt émis le souhait que cette « clause de sauvegarde », exceptionnelle par nature, soit pérennisée, ce qui a conduit les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement à demander, à l’issue du Conseil européen extraordinaire sur la défense qui s’est tenu le 6 mars, un réexamen du PSC dont la dernière version remonte seulement à 2024, après deux ans de tractations. Mais la France et l’Allemagne, qui s’étaient alors opposées, sont désormais sur la même ligne. Pour ses détracteurs, cette solution revient à « mettre la poussière sous le tapis ».
Autre idée exprimée en avril 2025, mais qui sera nettement plus compliquée à mettre en œuvre, celle de Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie et des Finances de 2017 à 2024, qui appelle à étudier « la mise en commun de toutes les dettes nationales » pour leur partie supérieure à cinquante pour cent du PIB. Il suggère par ailleurs de « fondre en un seul titre » les titres de la Banque européenne d’investissement (BEI) et ceux de la dette commune européenne émis lors du plan de relance de 750 milliards d’euros (NextGenerationEU) décidé au moment de la pandémie de Covid-19, remboursable jusqu’en 2058.
Ces choix forts permettraient « d’accélérer la création d’un marché attractif de la dette européenne », capable de rivaliser avec celui des États-Unis, ce qui serait idéal pour « financer nos investissements à un prix abordable », notamment via une « nouvelle émission de dette en commun ». Comme corollaire, la position de l’euro comme monnaie de référence mondiale en sortirait renforcée. Les opposants à cette idée contestent sa conformité avec les traités européens, qui interdisent notamment la prise en charge des dettes d’un État par un autre. Mais ils craignent par-dessus tout « l’aléa moral », qui détournerait certains États très endettés d’une gestion plus rigoureuse de leurs finances publiques.
Le poids de l’étranger
Parmi les pays d’Europe très endettés, si l’on écarte la France, c’est en Belgique et en Espagne que les non-résidents sont les plus présents dans la détention de la dette publique, avec des parts respectives de 55 pour cent et 42 pour cent, devant le Royaume-Uni (32 pour cent). En revanche, l’Italie, malgré la deuxième dette européenne en valeur relative (plus de 136 pour cent du PIB), est plus tranquille car les créanciers étrangers n’en contrôlent que 27 pour cent. À noter que les non-résidents peuvent être aussi très présents dans la détention de la dette publique d’États peu endettés. C’est le cas à Chypre (93 pour cent), dans les pays baltes (entre 60 et 75 pour cent), en Autriche (60 pour cent) et en Allemagne (55 pour cent).
Ailleurs dans le monde, le Japon pourtant le pays le plus endetté de la planète en valeur relative, affiche une certaine sérénité. Et pour cause. Sa dette abyssale de 243 pour cent du PIB lui coûte très peu (ses obligations à dix ans rapportaient à peine 1,34 pour cent fin avril) et la part des non-résidents ne dépasse pas dix pour cent (contre quarante pour cent aux mains de la Banque centrale).