Elle trace une ligne, direction sud-est, depuis le village d’Ersange jusqu’à Bous, à la porte de Remich. La vallée de Trintange (Tréntengerdall) est un axe fréquenté aux heures de pointe puisqu’elle est une des voies d’accès vers la capitale, distribuant aussi Contern et Sandweiler. En dehors de ces heures de grand passage, les villages qui s’égrènent les uns après les autres le long des rives du Houlbech, le petit ruisseau qui est l’auteur de ce cadre bucolique, sont tous plus calmes les uns que les autres. Les panoramas sont particulièrement apaisants. Au fond de la plaine alluviale, la nature est maîtrisée sans être exploitée et sur ses flancs, plus élevés au sud qu’au nord, les denses forêts semblent protéger cette sérénité apparente, qui peut toutefois s’avérer trompeuse.
Ce paysage morcelé, aux parcelles de tailles modestes entrecoupées de haies et ponctuées de vergers, de bosquets voire de roselières dans les zones les plus humides, n’a presque pas changé depuis bien longtemps. La culture des cerises, notamment, est historique. Elles abondaient autrefois sur les marchés de la capitale. Depuis 1946, la fête de la cerise, chaque premier dimanche de juillet, lui rend hommage même si, ici comme ailleurs, les bénévoles pour l’animer commencent sérieusement à manquer.
Fin 2020, le dossier d’un possible classement qui permettrait de préserver ce paysage riche et rare est entamé. Une première mouture est finalisée un an plus tard, les communes sont contactées une par une et, le 25 octobre et le 8 novembre 2022, les premières réunions publiques sont organisées à Moutfort, puis Bous. La présentation du projet de protection du Tréntengerdall en tant que Zone protégée d’intérêt national (ZPIN) attire les foules et les salles sont archipleines. Gilles Biver (conseiller de gouvernement à la direction des ressources naturelles, de l’eau et des forêts au ministère de l’Environnement, du Climat et du Développement durable) et Corinne Steinbach (en charge des zones protégées au Service de la nature de l’Administration de la nature et des forêts, ANF) sont chargés de présenter un projet qui, manifestement, n’est pas le bienvenu. Lorsqu’arrive le temps des questions-réponses, le ton monte rapidement et l’atmosphère devient irrespirable.
Les agriculteurs et les quelques viticulteurs concernés (des vignes sont plantées à Bous) s’opposent frontalement aux représentants de l’État qui n’étaient sans doute pas prêts à affronter une telle adversité. « Le problème, c’est que beaucoup ont eu l’impression d’avoir été mis devant le fait accompli et de ne rien avoir à dire, que tout avait été déjà décidé sans eux », avance Jean-Marie Vesque, un vigneron qui travaille des vignes à Bous, dans un secteur inclus dans le périmètre alors présenté.
La crainte des locaux ? Qu’on ne les laisse plus travailler sur leurs terres avec, en bruit de fond, un prétendu durcissement de la réglementation européenne attendu en 2025. La rumeur court que dans les ZPIN, on ne pourrait plus utiliser aucun traitement, même pas bio. Les vignerons allemands, de l’autre côté de la Moselle, s’en inquiètent puisque près de la moitié de leur surface viticole est concernée. Évidemment, l’application d’une telle législation signerait le glas de la protection viticole dans ces secteurs. Difficile, tout de même, de croire que l’Europe préfèrerait voir des coteaux en friche plutôt que des terrasses plantées de vignes en bonne santé. C’est un choc de cultures qui se pose dans la vallée de Trintange, et il n’est pas impossible non plus que, les élections communales approchant, certains aient sciemment jeté de l’huile sur le feu sur un projet « vert »…
Heureusement, le dialogue a pu être relancé, notamment grâce à des agriculteurs et des viticulteurs plus pragmatiques comme Jean-Claude Muller (ferme Muller-Lemmer, à Contern) ou Jean-Marie Vesque (domaine Cep d’Or, à Hëttermillen). La porte des agents du ministère de l’Environnement étant toujours ouverte, une nouvelle phase plus productive a pu s’opérer. « Pour éviter tout risque d’interdictions futures, nous avons proposé de retirer certaines zones du périmètre initial, mais en offrant que d’autres secteurs, y compris des zones de protection de l’eau, soient inclus », explique le vigneron. Corinne Steinbach confirme qu’une nouvelle proposition prenant en compte les critiques énoncées par la population locale est sur le point d’être proposée.
Normalement, les Zones protégées d’intérêt national imposent un règlement plus strict que les zones Natura 2000, mais ici, Corinne Steinbach explique que ce nouveau classement ne changera pas vraiment le quotidien de tous ceux pour qui la vallée est un lieu de travail. « Chaque zone a son règlement et ses interdictions, mais dans la vallée de Trintange, l’idée est surtout de protéger le paysage, souligne-t-elle. Le principal changement sera qu’on ne pourra plus construire de nouveaux bâtiments et de nouvelles routes, mais il n’y aura pas vraiment de nouvelles restrictions concernant les pratiques agricoles. » L’emploi de fertilisants et de pesticides sera même toujours possible, sauf dans les biotopes particuliers qui sont de toute façon déjà protégés.
Un long parcours
Une fois que les limites de la ZPIN feront consensus, le dossier repartira donc dans les communes où il sera consultable par tout un chacun. Le temps de l’enquête publique sera alors venu et, comme le garantit la convention d’Aarhus, il sera possible de faire parvenir ses réclamations pendant trente jours au conseil communal qui donnera son avis et le transmettra au ministère de l’Environnement. Toutes les réclamations seront alors étudiées par l’ANF et elles pourront éventuellement donner lieu à des modifications ponctuelles. La version potentiellement amendée sera alors remise au ministre de l’Environnement, puis au Conseil de Gouvernement et au Conseil d’État. Un parcours long, mais garant du processus démocratique. Si le règlement grand-ducal stipulant la création de la nouvelle zone protégée était publié fin 2024, début 2025, c’est que l’on n’aura pas perdu de temps.
Bien d’autres dossiers de classements en zone protégée sont en cours dans le pays, dont la superficie protégée frôle les trente pour cent du territoire national (zone Natura 2000 et ZPIN comprises), ce qui en fait un très bon élève au niveau européen. Mais celui de la vallée de Trintange est l’un des plus grands… et assurément l’un des plus compliqués. « Chaque dossier porte sa propre histoire, certains sont plus complexes que d’autres et celui-là n’est pas le plus facile, remarque Corinne Steinbach. En règle générale, ceux qui se trouvent dans les secteurs forestiers sont plus simples que ceux qui se trouvent dans des milieux ouverts. Nous le comprenons très bien, beaucoup de personnes vivent du travail de ces terres. »
Mais pourquoi la confrontation du projet avec les citoyens s’est à ce point mal passée ? L’impact des réunions publiques a été très mauvais et il y a des leçons à tirer de cet épisode. Sans doute que la communication aurait pu être meilleure, mais il faut reconnaître qu’il est toujours difficile de lutter contre les fausses informations qui circulent. L’effet de groupe ne créant pas, non plus, le cadre idéal des discussions sereines et apaisées. Néanmoins, la reprise du dialogue montre aussi que chaque camp a su rebondir et dépasser les premiers clivages. Les habitants du Tréntengerdall ont travaillé sur une nouvelle proposition et les services de l’État se sont montrés ouverts à la négociation. « l faut aussi savoir que dans ces cas, nous pouvons proposer aux agriculteurs des analyses agronomiques de leurs exploitations pour étudier les répercussions d’un classement sur leur activité et trouver les solutions qui permettront à tout le monde de sortir gagnant. Ces études entièrement payées par le ministère sont très utiles pour trouver le meilleur moyen de gérer les surfaces agricoles », précise Corinne Steinbach.
Si le Tréntengerdall était prochainement classée en ZPIN, elle ne serait pas mise sous cloche puisque les interdictions ne seraient pas légion, bien moins importantes, en tout cas, que dans beaucoup d’autres zones protégées du Grand-Duché. Un classement a minima, peut-être, mais qui permettrait déjà à la vallée de conserver ses caractéristiques actuelles et aussi aux producteurs locaux d’avancer un nouvel argument pour mettre en avant le fruit de leur travail.
Les lourdes terres argileuses parfaites pour les pâtures extensives pourront alors retrouver ce calme auquel elles étaient habituées. Les habitants et les visiteurs avertis pourront se dire qu’il s’est passé là un drôle de combat dont personne, sûrement, n’aura vraiment compris tous les tenants et aboutissants. Le plus important, finalement, étant que le lieu et ses habitants conservent cette osmose qui fait de la vallée un des plus jolis coins du pays.