Un chapitre entier de la nouvelle constitution est consacré à la justice et les changements sont fondamentaux. Il s’agira notamment de créer une nouvelle institution, le Conseil national de la justice (voir d’Land du 22 juillet 2011) et de réorganiser de fond en comble le fonctionnement de la justice, notamment par la création d’une Cour suprême. Le Conseil national de la justice aura pour tâche de représenter la justice vers l’extérieur et de s’occuper de la cuisine interne de l’administration, de sorte que les réformes nécessaires découleront de ses initiatives et non plus du ministère, de l’exécutif. « C’est une question de séparation nette des pouvoirs et donc d’indépendance de la justice, ce qui a été notre plus grand souci, » assure le ministre de la Justice François Biltgen (CSV) dans un entretien accordé au Land.
Ensuite, la Cour suprême remplacera la Cour supérieure (qui réunit la Cour d’appel et la Cour de cassation) et la Cour constitutionnelle. Y siègeront des juges à plein temps, qui chapeauteront les deux piliers de la justice : l’ordre judiciaire de droit commun et les juridictions administratives – c’est une première, car aujourd’hui, aucun recours en cassation n’est encore possible contre les décisions des juridictions administratives.
Autre innovation proposée par le ministre en même temps que la création de la Cour suprême : l’abolition du renvoi préjudiciel et le pouvoir pour tout juge de contrôler la constitutionnalité des lois. Problème : qu’arrive-t-il si un juge décide de ne pas appliquer une loi parce qu’il estime qu’elle est contraire à la Constitution ? « Dans ce cas-là, si le procureur général pense que le sujet est suffisamment sérieux, il peut saisir la Cour suprême qui analysera l’affaire, explique le ministre, si l’anti-constitutionnalité d’une norme est manifeste, la Cour aura un droit d’injonction pour faire changer la loi par le pouvoir législatif. C’est ce qui est arrivé en Allemagne, où la Cour a accordé un an de sursis à la loi sur la détention de sûreté. »
La Cour suprême trancherait aussi en cas de conflits d’attribution entre juridictions judiciaires et juridictions administratives. Au départ, l’idée avait été lancée de fusionner les deux branches, mais le ministre préfère maintenir le système actuel pour une plus grande clarté, comme il s’agit de matières bien différentes. Il part aussi de l’hypothèse que peu de recours en cassation seront introduits dans des matières touchant au droit administratif.
Le défi pour François Biltgen est de tenir le rythme et d’introduire à temps les projets de loi nécessaires pour éviter un décalage entre l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution et la réorganisation du système judiciaire luxembourgeois. Il compte présenter les deux textes début 2012, la Commission parlementaire des Institutions et de la Révision constitutionnelle lui en a donné le feu vert. Les représentants socialistes et les verts ne voient en fait pas l’urgence pour instaurer un nouveau système en matière de justice, mais ils se sont inclinés sous condition que le pouvoir judiciaire lui-même marque son soutien aux intentions du ministre.
Le 22 juin, le gouvernement a fait parvenir sa prise de position par rapport à la proposition de révision de la Constitution. Les ministres ont élaboré 38 amendements, dont seize intéressent le grand-duc (voir d’Land du 5 août 2011) et dix le chapitre concernant la justice.
Certains touchent les deux institutions, car, comme le grand-duc ne fera plus partie du pouvoir judiciaire – ni du pouvoir législatif –, il perdra toute prérogative en matière judiciaire. Selon le texte de révision de la Constitution, « il est proposé que le grand-duc n’interfère plus avec le pouvoir judiciaire. La justice n’est plus rendue, ni exécutée, en son nom et il ne nomme plus les magistrats. » Le gouvernement y ajoute toutefois un bémol et propose de laisser le pouvoir de nomination entre les mains du grand-duc, car il estime que la « nomination des magistrats par le chef de l’État souligne que le pouvoir judiciaire est l’un des trois pouvoirs constitutionnels et met en évidence son indépendance par rapport au pouvoir politique ». Au Conseil national de justice de proposer les nominations des juges du siège – quelle que soit leur position au sein de la hiérarchie – et de donner son avis pour les magistrats du Parquet. Ces derniers seront donc nommés par le grand-duc sur proposition du ministre et avis conforme du Conseil national de la justice. Pourquoi faire une différentiation entre magistrats du siège et du Parquet ? Les magistrats du ministère public exercent des fonctions judiciaires distinctes et le ministre « arrête les directives générales de politique criminelle dont l’exécution relève du ministère public ».
Cela signifie-t-il un retour en force de l’exécutif par la petite porte ? Car le gouvernement voudrait inscrire cette pratique, qui s’est imposée ces dernières années, expressis verbis dans la Constitution. « Non, assure François Biltgen, je ne suis pas fan du pouvoir d’injonction du ministre de la Justice, je suis d’avis qu’il doit garder ses distances en matière de poursuites. Le Parquet est le seul à pouvoir juger des opportunités de poursuite. L’idée est que le ministre fasse une fois par an une déclaration de politique criminelle générale au parlement pour en présenter les grandes lignes et les priorités du gouvernement. Il est hors de question que le politique et le judiciaire se court-circuitent »
Selon le gouvernement, les députés vont aussi trop vite en besogne en éliminant toute référence au grand-duc en matière d’exécution des arrêts et jugements. « À partir du moment où le judiciaire a émis un jugement, une décision de justice, il n’est plus maître du dossier, explique François Biltgen, car l’application en incombe au pouvoir exécutif. » Pour éviter l’insécurité juridique, le ministre a donc réintégré la référence au grand-duc en s’inspirant de la loi fondamentale belge.
Le droit de grâce, la possibilité pour le grand-duc de réduire ou de remettre des peines prononcées par des juges, sera maintenu, mais limité à des cas exceptionnels. Le groupement des magistrats avait d’ailleurs émis, il y a quelques années, des critiques particulièrement vives à l’encontre de l’exercice de ce droit. Ces pratiques placent, écrivait-il, le ministre de la justice « dans la position de fait d’un supérieur hiérarchique des juges répressifs, réformant leurs décisions comme bon lui semble, au vu des dossiers des plus sommaires. » Selon les chiffres du service des recours en grâce de l’administration judiciaire, 422 demandes en grâce ont été introduites l’année dernière, dont 344 concernaient des interdictions de conduire. Or, au départ, ce droit avait été introduit pour que le souverain puisse intervenir dans des cas extrêmes comme la peine capitale. « Je ne pense pas qu’il soit utile d’abolir le droit de grâce, précise le ministre, il faudra juste le réajuster et le limiter à des cas rares et exceptionnels. » Le texte du gouvernement prévoit donc la possibilité pour le grand-duc d’accorder ce droit pour les peines de prison seulement. Le ministre de la Justice compte se pencher sur les cas d’interdiction de conduire – surtout pour les trajets entre le domicile et le travail, pour faire des courses ou se rendre à des consultations médicales.
Le droit de grâce concerne aussi le droit de vote perdu à la suite d’une condamnation pénale. Les députés proposent d’appliquer systématiquement la déchéance du droit de vote, d’élection et d’éligibilité pendant toute la durée de la détention pour les condamnés à des peines criminelles. En matière correctionnelle, cette déchéance doit être prévue par condamnation. Or, le médiateur Marc Fischbach avait rappelé dans son avis que l’interdiction automatique et absolue du droit de vote n’était pas conforme à l’article 3 du protocole 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. « En matière de déchéance du droit de vote, je souhaiterais aller plus loin que ne le propose la Chambre des députés, ajoute François Biltgen, je ne vois pas pourquoi un détenu ne puisse pas voter. » Cependant, il n’a pas été aussi loin qu’il ne le voulait, car le gouvernement propose de limiter la durée de l’interdiction du droit de vote à dix ans pour les condamnations pour crime et à cinq ans pour les condamnations pour délits. « C’est aussi une question de réalisation pratique, ajoute le ministre, certains pensent qu’il est impossible d’installer un bureau de vote dans l’établissement pénitentiaire à Schrassig, mais personnellement, je ne pense pas que cet argument soit suffisant pour empêcher les détenus de voter. Je soutiens plutôt l’idée de développer le vote en ligne. »
Deux autres dispositions de la révision de la Constitution concernent la justice. L’une est une altération de l’interdiction absolue de la confiscation de biens. Le gouvernement prévoit d’ajouter que « la peine de la confiscation des biens ne peut être établie que dans des cas prévus par la loi ». Le ministère de la Justice soutient l’argument qu’en Italie, la confiscation des biens était une arme décisive dans la lutte contre le crime organisé.
L’autre concerne le secret des lettres : le principe de l’inviolabilité de ce secret sera étendu à toute communication à caractère personnel.