d’Lëtzebuerger Land : Votre longue carrière au sein de l’autorité judiciaire au Luxembourg, était-elle le fruit d’une véritable vocation ?
Jean Bour : C’était un peu dans la logique des choses. Après le lycée, j’ai choisi de suivre des études de droit à Nancy sur conseil d’un avocat. Et je dois dire que j’y ai pris goût. Pour la petite histoire : le patron d’un bistrot près de l’université m’appelait déjà à l’époque « monsieur le juge » et un de mes professeurs, Marcel Engel, qui nous enseignait la langue grecque, m’avait aussi suggéré une carrière de juge, alors qu’il avait conseillé à mon collègue de devenir enseignant – ce que ce dernier a réellement fait. Une fois avocat avoué, je ne voulais plus rester dans ce métier et je suis passé au ministère de la Force publique. À l’époque, les débouchés dans le secteur privé étaient d’ailleurs fort limités pour les juristes. Après quelques mois passés au ministère, j’ai saisi l’opportunité pour me diriger vers la magistrature et j’y suis resté. D’abord à Luxembourg, ensuite à Diekirch. La décision a été spontanée, mais ce n’était pas comme l’apôtre Saulus qui a trouvé la vocation quand il est tombé du cheval.
Vous avez donc touché à tout dans le métier, mais votre préférence est le droit pénal. Pourquoi ?
Vraisemblablement le fait que le droit pénal est le plus proche de la réalité. Toutes les matières du droit le sont, certes, et il ne faut pas croire que les juges siègent dans leur tour d’ivoire sans se préoccuper de ce qui se passe autour d’eux. Mais le droit pénal est de toutes les branches celle qui est le plus en rapport avec la réalité et il devient de plus en plus complexe. C’est pourquoi je me refuse d’ailleurs de considérer le jury populaire capable de trancher un procès pénal. Sur la question de la culpabilité, peut-être, mais tout ce qui touche aux procédures ainsi qu’aux garanties et aux droits de l’accusé et de la victime, non.
Justement, le rôle et les droits de la victime ont énormément évolué ces dernières années. Est-ce une évolution nécessaire ?
Nous avons toujours été à l’écoute de la victime, c’est une question d’humanisme, même sans loi explicite. Mais le droit de l’accusé doit rester au centre de nos préoccupations parce qu’il faut éviter que les individus ne soient pris dans un engrenage qui risque de les anéantir, sans toutefois négliger les victimes. Le juste équilibre reste toujours à trouver. Il s’agit de destins humains – du prévenu, de la victime et de la société – c’est ce qui rend le sujet aussi captivant. Notre responsabilité tout au long de la procédure est énorme – depuis la commission des faits jusqu’au jugement à l’audience.
Les mauvaises langues ont tendance à médire que la satisfaction du Parquet est proportionnellement liée au montant des peines prononcées par les juges.
Pas du tout. C’est un des paradoxes liés à la fonction. Bien sûr que l’on est satisfait lorsque le tribunal a été convaincu par l’argumentaire du représentant du ministère public, mais l’issue du procès devrait en dernière analyse nous laisser indifférents, sous réserve d’un éventuel appel du Parquet. Tout comme il faut respecter le contraire. C’est une nuance de taille par rapport à certains avocats de la défense qui ne se gênent pas de nous traiter de tous les noms, aussi bien quand ils ont remporté une victoire, qu’au cas inverse.
Comment décrivez-vous les rapports entre le Parquet et les avocats ? Sont-ils des ennemis jurés ? Qu’en est-il de l’égalité des armes ? Certains avocats maintiennent qu’elle est inexistante dans les prétoires.
De deux choses l’une : je ne peux accepter la façon agressive et offensante de maints avocats qui n’hésitent pas à nous attaquer personnellement, que ce soit pendant les audiences, ou en envoyant des lettres dans lesquelles ils nous traitent de tous les noms. C’est inadmissible. Surtout que le phénomène prend de plus en plus d’ampleur. Ensuite, l’inégalité prétendue des armes : je tiens à rappeler que c’est au Parquet qu’incombe la charge de la preuve, alors que l’avocat dispose de tout un arsenal de mesures qui découlent du droit de la défense. En plus, le Parquet est soumis à un devoir de réserve et ne tient pas à s’expliquer en public. Les juges du siège ne peuvent pas se défendre lors d’appréciations déplacées de leur travail, c’est donc même pire pour eux. Alors que certains avocats n’ont pas de retenue devant les caméras. Je voudrais rappeler que les procès se déroulent dans les audiences, pas dans les médias. Il faut d’ailleurs ajouter que les magistrats du Parquet apprécient les plaidoiries de qualité et qu’il en existe, heureusement.
Qu’en est-il de l’affirmation que les peines sont surtout le fruit d’une loterie ? De la pure provocation ?
Absolument, les peines relèvent de l’appréciation des juges. Pourquoi une chambre de la juridiction est-elle souvent composée de plusieurs magistrats ? Justement pour tenir compte des différents avis. Le deuxième degré de juridiction se situe aussi dans cette logique. Là où la loi permet un réexamen du dossier, il existe forcément une possibilité d’appréciation différente. Mais la hauteur de la peine n’est pas une science exacte, elle dépend de chaque cas particulier. Et c’est le rôle du Parquet de convaincre les juges.
D’un autre côté, concernant les peines de prison, personne ne peut prétendre que c’est le moyen de rendre les gens meilleurs. Il y en a qui changent peut-être, mais la seule certitude c’est que pendant leur incarcération, ils ne récidivent pas. En général, le Parquet ne peut pas agir de façon préventive, mais il risque de provoquer un passage à l’acte s’il n’agit pas. Et ça, c’est un gros risque à prendre. C’est en quelque sorte un autre paradoxe de notre fonction : il faut éviter de réagir excessivement, mais il ne faut pas attendre trop longtemps non plus, sinon l’affaire risque de vous échapper.
De toute manière, la Justice avec un grand J est une notion qui n’existe pas. L’appareil judiciaire est organisé selon des principes définis dans le droit national et dans le droit international et il fonctionne de manière à ce que les fonctions et la capacité d’intervention de chaque organe qui le compose soient définies. Ceux-ci fonctionnent de manière indépendante l’une par rapport à l’autre. C’est pour cette raison qu’il y a une distinction entre le Parquet, les magistrats du siège et la Chambre du conseil. Chacun a son propre rôle à jouer. Souvent, le public ne le sait pas et pense que la justice est organisée comme une grande mafia, où tous les membres se retrouvent autour d’un café pour discuter comment mieux tourmenter les bonnes gens. Il reste que la justice est composée par des humains, que les lois sont votées par des humains et qu’elles sont appliquées par des humains. C’est pourquoi une Justice avec une majuscule est à mon sens une irréalité.
Vous avez été un des défenseurs du projet de loi Frieden sur le témoignage anonyme qui a été retiré après coup suite à une levée de boucliers parmi les juristes. Faut-il quand même poursuivre cette voie ?
Le témoignage anonyme a été une revendication des Parquets et devait être limité à des cas extrêmes pour préserver l’intégrité physique des témoins. Nous voulions d’ailleurs suivre les recommandations du Greco1 en la matière tout en nous inspirant des normes existantes à l’étranger, validées par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. Je maintiens qu’une telle mesure est possible et réaliste tout en préservant les droits fondamentaux. Mais cette partie du projet de loi a été rayée juste avant les élections. C’était un choix politique.
Il reste que l’image de la Justice n’est pas la meilleure au Luxembourg. Est-ce qu’un Conseil de la justice pourra y remédier ? C’est quand même une des réformes saillantes du ministre de la Justice.
Je suis bien content de ne pas avoir à trouver la solution face à la quadrature du cercle. En ce qui concerne la réputation de la Justice, je suis d’avis que l’administration fonctionne mieux qu’on ne le pense. Est-elle d’ailleurs si mauvaise que ça ? Le problème est que le public n’en connaît pas les règles de fonctionnement. Or, comment voulez-vous commenter un match de football si vous ne connaissez pas les règles du jeu, si vous permettez la comparaison ? De toute façon, notre « clientèle » ne peut obtenir satisfaction, il y a toujours une partie qui risque de perdre son procès, respectivement d’être condamnée au pénal.
Quelles ont été les affaires déterminantes, celles qui vous ont particulièrement marqué ?
La vie n’est pas faite uniquement d’affaires qui sont à retenir, il y a beaucoup de petites choses qui forment un tout. Pour moi, l’essentiel est qu’une affaire soit bien ficelée, que les enquêtes aient été faites de façon sérieuse, même s’il n’y a aucun résultat. J’aime autant que les soupçons ne soient pas confirmés après enquête. Concernant les affaires saillantes, il y a par exemple eu celle de Derenbach, avec une tentative d’assassinat commanditée qui nous a permis d’élucider en même temps un hold-up sur une station service dans l’Ösling et un autre vol à main armée avec mort d’homme à Luxembourg. Je peux vous assurer qu’à côté de cette affaire-là, chaque polar a l’air ennuyeux. Je me souviens aussi de la première affaire de viol qui a été élucidée à l’aide de prélèvements d’ADN. C’était en 1994.
Vous avez aussi attiré l’attention du ministre de la Justice sur le manque de personnel, notamment en matière de criminalité économique au Nord du pays.
Oui, plusieurs fois. Je pense qu’un magistrat devrait s’occuper exclusivement de ce genre d’infractions : faillites, escroquerie fiscale, carrousel à la TVA, sociétés boîte à lettre etc. Ce problème existe aussi au niveau de la Police judiciaire où des dossiers complexes prennent beaucoup trop longtemps avant que l’enquête soit achevée. Ce serait bien si nous pouvions travailler de manière plus professionnelle dans ce domaine-là. C’est un casse-tête permanent de définir quel dossier doit être traité de façon prioritaire et de gérer le stock des affaires. Dans nos armoires attendent des dossiers prêts à passer à l’audience depuis un an au moins.
Que conseillez-vous à votre successeur Aloyse Weirich ?
Je lui adresse mes vœux de succès pour une bonne gestion des affaires. Je regretterai pour ma part l’entente collégiale que j’ai eue avec mes collaborateurs. Somme toute, nous avons passé beaucoup de temps ensemble. De manière générale, je suis d’avis qu’il faut prendre cette fonction très au sérieux, même s’il ne faut pas se prendre soi-même trop au sérieux. L’autodérision et l’ironie aident à garder les pieds sur terre.