Sur la pointe des pieds, Lara est là, jeune fille timide qui s’offre au regard des autres. Ils sont partout : dans les transports en commun, dans le bureau de la directrice, dans celui des médecins, dans la salle de danse. L’adolescente sait ce qu’elle veut : changer de corps. De vie. Née petit garçon, elle est pressée de devenir femme. Et l’apprentissage est double, car Lara vient d’intégrer une prestigieuse école de ballet, où la sélection est rude et l’entrainement drastique. Elle étire, cache, panse, inlassablement elle maltraite ses pieds, son entrejambe surtout, peaufine son port de tête et façonne le corps qu’elle désire, comme si celui-ci se devait se gagner au mérite et à la rage. Lara danse et tout le monde la regarde : les voyageurs du métro, les camarades de classe, les docteurs, son père, même son voisin. Plus le monde la regarde comme une jolie jeune femme talentueuse et travailleuse, plus Lara se languit des effets produits par le traitement hormonal qu’elle vient de commencer et de l’opération qui validera sa nouvelle identité.
Et c’est bien cet entre-deux que Lukas Dhont a choisi de filmer. Jeune étudiant en cinéma, il est saisi par l’histoire d’une jeune danseuse transgenre. Alors en pleine transition, l’adolescente refuse le documentaire qu’il envisage de réaliser sur elle, mais accepte de lui livrer les mots de son combat. À peine dix ans plus tard, Girl remporte la Palme Queer à Cannes, la Caméra d’or (le prix décerné à un premier long-métrage), ainsi que le prix d’interprétation dans sa sélection, Un certain regard, pour Victor Polster, qui interprète Lara. Car on ne verra qu’elle, sa volonté, la lumière qui se dégage de tout son être, au travail, à la maison, dans les lieux de passages, Lara avance sans cesse. Sa transition est encouragée, l’adolescente se sait soutenue, mais son acharnement mène à la rébellion. Dhont, de dix ans seulement l’ainé de son personnage, filme ce corps impatient avec la même fièvre et la même obsession. Dix fois, vingt fois, trente fois Dhont montrera ce plié-pas de bourrée-port de tête que répète la danseuse, dont la chorégraphie est signée Sidi Larbi Cherkaoui. Même chose avec ce sexe, pendant que Lara nie de toutes ses forces. Car oui, les sévices que s’impose la jeune fille sont insoutenables. Pourtant, ce n’est pas tant la crudité des images dont il faut se souvenir, mais l’état jugé insupportable dans lequel se trouve le personnage. La dysphorie de genre, la non-conformité du corps, voilà la souffrance, l’objet de la rage. Quand la chair est traîtresse. Le jeune cinéaste place subtilement le corps de Lara au milieu des autres, utilisant des longues focales pour ainsi s’éloigner assez pour éviter le voyeurisme. Composés comme des tableaux, certains plans disent tout de la détresse sans mot aucun, sans pathos.
Avec une caméra-stylo acérée, souvent portée à l’épaule, Lukas Dhont se construit une grammaire cinématographique proche de celle de ses maîtres, Xavier Dolan et le duo Dardenne. Mais sa dramaturgie, basée sur la répétition, diffère et lui confère un univers propre. Les allers-retours, au sens propre comme au figuré, de son personnage, permettent l’explosion finale et font de ce jeune réalisateur, tout comme son comédien, Victor Polster, une révélation étonnante et pleine de promesses. Marylène Andrin-Grotz