La famille Moll faisait déjà partie dans les années vingt de la « Nationalunio’n » de Siggy vu Lëtzebuerg1 qui voulait reconquérir les territoires perdus et rapatrier les ossements de Jean l’Aveugle. Pierre Moll, l’aîné des garçons, le rappela en 1946 : « Anfang der Jahre 1930 war ich immer auf Seiten der Patrioten zu finden; als solcher stand ich zum Beispiel der damals aufkommenden Überfremdungsgefahr nicht gleichgültig gegenüber. […] Hing in meiner Wohnung nicht das Bildnis der grossherzoglichen Familie? Hing das Bildnis nicht 3 Jahre lang in Deutschland auf meiner Studentenbude? Hatte ich nicht mit Stolz die luxemburger Fahnen der Studentenschaft Alesontia Bonn getragen? War ich bei patriotischen Kundgebungen nicht stets vor dem grossherzoglichen Palast zu finden? […] Forderte ich nicht noch 1939 die Einverleibung des Arloner Gebietes, sowie des Bitburgers, im Luxemburger Gebiet? […] Ich selbst komponierte in Deutschland ein neues luxemburger Liederpotpourri, das ich Héich Letzeburg betitelte; es half mir dabei der rheinische Komponist Heinrich Frantzen aus Köln. »2 Heinrich Frantzen était musicien militaire et compositeur de Carnaval, connu comme auteur de Der treue Husar.3
Une première trace de Pierre Moll se retrouve dans le bulletin du « Studienzirkel Katholischer Mittelschüler » d’octobre 1935. Moll avait alors vingt ans et venait d’être réélu chef de la section sportive de l’association des lycéens catholiques. Il proposait une réforme des statuts qui avait pour but de militariser l’association : « Der Studienzirkel hat eine besondere Sportsektion. Sie hat zum Zweck körperliche Ertüchtigung und Pflege des Kameradschaftsgeistes. […] Des weiteren wählen die Mitglieder der Sportsektion für jede Abteilung einen besonderen Führer, der seinen Stellvertreter selbst ernennt. […] Ihren Anordnungen ist bei allen sportlichen Übungen unbedingter Gehorsam zu leisten. »4 Moll s’intéressait plus particulièrement aux sports de combat japonais, auxquels il consacra un article dans le journal anti-juif de Georges Margue, De Wecker Rabbelt.
L’initiative de Moll n’était pas un acte isolé. Emmanuel Cariers, le fils aîné de Pierre Cariers, rédacteur du Luxemburger Wort, avait constitué en 1933 ou 1934 à Weimerskirch une « christliche Sturmschar »5 et en octobre 1933 l’organe des « katholische Volksvereine » avait appelé à constituer des groupes de combat contre l’invasion des mécréants et des étrangers: « Für einen Sturmtrupp gibt’s nur siegen oder sterben. Kein Zurück! Kein Schwanken! Eine eiserne Disziplin muss durch eine solche Sturmgarde gehen. Der Befehl des Führers ist alles. Der Heilige Vater hat gerufen. Wir folgen der Fahne gern. »6
Pierre Moll se ligua avec un ancien président du cercle des étudiants catholiques, Jean-Pierre Mergen, qui était de dix ans son aîné et travaillait depuis 1931 comme proviseur à la pharmacie Bichel à Limpertsberg. Moll participa au groupe d’action constitué par Mergen qui s’illustra notamment par une attaque contre le siège de la franc-maçonnerie et par la peinture de prétendues inscriptions communistes sur les murs de la Cathédrale et sur d’autres édifices publics dans la nuit du référendum sur la loi-muselière.7
En 1937, Moll commença des études de médecine dentaire à Bonn. Parrainé par l’abbé Elcheroth, aumônier de l’Aluc, et par les abbés Nic. Majerus, chargé de cours à l’Université de Bonn de mai 1934 à janvier 1940, et Camille Wampach, professeur de janvier 1935 à juillet 1942, Moll fut élu président du cercle des étudiants luxembourgeois de Bonn et coopté dans le comité du « deutsch-ausländischer Club ». L’association « Alesontia » avait été fondée en 1931 comme « farbentragende Verbindung Luxemburger oder in Luxemburg beheimateter und luxemburgisch sprechender Studierender ». Elle comptait parmi ses « alte Herren » deux personnalités catholiques ralliées au nouveau régime, Hans Divo, le secrétaire de la « Luxemburger Gesellschaft für Deutsche Literatur und Kunst » et le Dr. Heinrich Emmendörfer, secrétaire de la « Gesellschaft der Freunde Luxemburgs ».8 Les deux joueront un grand rôle pendant l’occupation, l’un aux côtés de Kratzenberg, l’autre aux côtés d’Aloyse Meyer.
Le jeune Moll se sentait malgré tout affreusement seul dans sa chambre d’étudiant et se plaignait d’accès de neurasthénie. Fin janvier 1938, il lut dans la presse luxembourgeoise un article consacré à la célébration de l’anniversaire de la grande-duchesse à la synagogue de Luxembourg. Moll sursauta et réagit par un article indigné dans la revue antisémite Der Weltkampf fondée en 1928 par l’idéologue du parti nazi Alfred Rosenberg.9
L’article commençait par un historique assez approximatif de la présence juive au Luxembourg. « Mit dem Weltkrieg aber kam eine gewaltige Emanzipation der Juden. Bisher bettelarme Angehörige dieser Rasse wurden von heut auf morgen wohlhabende Leute und hatten bald unbemerkt die Lebensadern des Landes in den Händen. » Le malheur des Luxembourgeois s’aggrava avec l’arrivée des émigrés allemands en 1933. « Unzählige Verbrecher, Gauner und Geschäftemacher marxistischen und jüdischen Gepräges entflohen dem gerechten Strafgericht und wandten sich nach Luxemburg. Bald wurde das kleine glückliche Ländchen ein Tummelplatz aller politischen Leidenschaften, aller Rassen und Weltanschauungen. Die Emigranten beherrschten nunmehr das Land, bekämpften das erwachte Deutschland und gewannen durch Geld und Intrige die liberale und katholische Presse, die früher das Judenproblem energisch behandelt hatte. Jetzt natürlich schweigt diese Presse, wie das Luxemburger Wort, weil es von den jüdischen Reklamen lebt. Durch Geldspenden und karitative Einrichtungen, durch Eindringen in alle Vereine verseuchten die Juden die ganze Atmosphäre; sie heuchelten mit Vorliebe Patriotismus und schrien am Nationalfeiertag ,Luxemburg den Luxemburgern!’ In ihren Schaufenstern prangten Bilder der Grossherzogin und der Luxemburger Löwe. Wie überall, so beherrschen die Juden jetzt auch in Luxemburg das Theater, die Presse, Kino, Radio; die Gasthäuser wimmeln von diesen Fremdrassigen, die alle anderen Gäste mit ihrem Gemauschel anöden. » L’auteur se félicitait de la montée des sentiments anti-juifs parmi les étudiants et termina par un appel : « Wer befreit das einst so glücklich gewesene luxemburger Ländchen aus den Klauen der Geldmagnaten, Juden und Freimaurer ? »
On retrouve dans cet article l’obsession d’une invasion par l’immigration appelée « Überfremdungsgefahr » qui était était un Leitmotiv de la presse catholique au plus tard depuis 1933, une peur complètement fantasmagorique, puisque la population étrangère ne cessait de diminuer depuis la crise de 1929. Il rendait compte aussi, sans le vouloir, de l’intégration des juifs luxembourgeois. Moll se plaignait qu’ils participent à la vie associative, fréquentent les bistrots luxembourgeois et rendent hommage à la Grande-Duchesse, ce qu’il n’admettait que pour les vrais Luxembourgeois. Derrière l’obsession de la « Überfremdung », commune aux catholiques et aux nazis, transparaissait le refus du pluralisme idéologique et de la mixité sociale, la nostalgie d’un Luxembourg culturellement homogène derrière l’union du Trône et de l’Autel. Pour Moll l’identité nationale était irrémédiablement compromise si des barrières solides et des critères immuables ne la protégeaient pas contre tout mélange, tout contact, toute contagion. L’antisémitisme politique et religieux débouchait sur une idéologie de la race qui constituait le point de rupture entre catholiques et nazis.
Moll se sentait trahi par le revirement du Luxemburger Wort et de la droite toute entière qu’il expliquait par l’argent juif sans se poser la question s’il ne pouvait pas y avoir d’autres raisons. L’article parut en avril 1938 après l’annexion de l’Autriche et au moment de la première fête de l’indépendance. En même temps, Moll avait adhéré en mars 1938 à la « Luxemburger Gesellschaft für deutsche Literatur und Kunst », dont il ne faisait pas partie précédemment. Il participa avec son frère Fernand au « Wanderklub », constitué en 1938 par F. Colling et noyau du « Stosstrupp Lützelburg » qui accompagna l’invasion du Luxembourg dans la nuit du 9 au 10 mai 1940. « Das sehr neutrale Wandern kann mit sportlichen und wehrsportlichen Übungen verknüpft werden », avait confié un participant au Graf Thun, attaché à l’ambassade allemande.10 Pour l’ultra-nationaliste Pierre Moll, le Rubicon était franchi, tout comme pour son ami Mergen qui conservait Der Stürmer dans son pupitre de pharmacien et fréquentait assidûment la colonie allemande.11 L’antisémitisme déclamatoire et dénonciateur fut pour eux à la fois signe distinctif et cri de ralliement. Il servait à exprimer leur dépit envers la droite honteuse et à justifier l’option pour l’Allemagne.
Pierre Moll fut l’un des premiers à rejoindre la « Volksdeutsche Bewegung » en 1940. Sa carte de membre porta le numéro 6 et était antidatée au 23 juin 1940, avant la fondation officielle du mouvement. Il fut aussi l’un des premiers à être admis, le 1er juillet 1941, comme membre du NSDAP, quand le parti nazi fut ouvert aux Luxembourgeois les plus méritants. Il fut et resta jusqu’au bout un inconditionnel de la collaboration. Il porta les titres de « Landesstudentenführer » et de « Kreishauptamtsführer », donc de dirigeant régional, travailla pendant deux mois comme agent rémunéré du « Sicherheitsdienst », rédigea d’innombrables rapports concernant l’état général de l’opinion publique et remplit des questionnaires sur le comportement individuel de ses compatriotes.
Les témoins allemands le disculpèrent partiellement lors de son procès d’après-guerre en le décrivant comme un activiste désordonné, un de ces hommes que les différents services se renvoyaient sans pouvoir les utiliser vraiment, querelleur, paresseux, indiscipliné, absentéiste. Il fut un potentat de niveau intermédiaire, utilisant sa parcelle de pouvoir usurpé, relais indispensable du système d’oppression.
Moll recommanda en septembre 1940 Antoine Thill comme « Ortsgruppenleiter » de Limpertsberg, qui paya le prix le plus fort pour le régime de terreur auquel fut soumis ce secteur de la Ville. Il épaula son ami Jean-Pierre Mergen dans les actions coup de poing au sein de la SA de Limpertsberg. Jean Olinger, le voisin et le locataire des Moll, dit avoir été harcelé tout particulièrement par « la clique Mergen-Moll », auxquels l’opposaient des litiges anciens concernant leur bail et les bagarres politiques des années trente. Olinger accusa Moll d’avoir participé au saccage du temple de la Loge en septembre 1940, de l’avoir accusé d’avoir organisé des réunions secrètes de francs-maçons dans sa maison, d’avoir fait partie de la colonne de badigeonneurs qui écrivit « Hitler siegt » sur les murs de sa maison, d’avoir été à l’affût, quand la Gestapo confisqua leur appareil radio et quand la famille Olinger fut rassemblée pour la déportation.
De ces témoignages se dégage l’image d’une famille Moll vibrant à l’unisson pour l’Allemagne: « Im Hause Moll wurden immer die deutschen Siege gefeiert und dann gezecht. » Ils mettent aussi en évidence le caractère mesquin et dérisoire de leur engagement politique : « Einmal spielte mein Sohn auf der Strasse vor unserer Wohnung mit einem kleinen Kreisel, welcher die luxemburger Nationalfarben trug. » Moll père fit son devoir et sermonna le petit: « Weisst du nicht dass das verboten ist? »12 Le père Moll, qui était commis au bureau des chèques postaux, n’était pas considéré par ses collègues comme un homme très méchant. Il les saluait à la luxembourgeoise mais quand les hauts-parleurs dans la rue annonçaient une victoire allemande, il ouvrait les fenêtres et se réjouissait bruyamment: « Wenn die Deutschen nicht gewinnen, dann gibt es keine Gerechtigkeit. »
Les deux fils Moll s’engagèrent comme volontaires dans l’armée allemande, le plus jeune fut dispensé à cette occasion de l’examen de maturité. Pierre Moll fit partie d’une Panzerdivision SS. Après trois mois de service il se fit réformer sur la base d’un examen psychiatrique. Les accès de neurasthénie avaient repris et Moll estimait qu’il serait plus utile dans le domaine civil à Luxembourg.
Pierre Moll cita pour sa défense plus de cent personnes qu’il aurait aidées : pour leur permettre de poursuivre des études, éviter la déportation en Silésie, sortir du camp de concentration ou de prison, échapper au service militaire ou au « Reichs-arbeitsdienst », obtenir un congé, un subside, un emploi ou pour empêcher la fermeture d’un commerce. Il ne cita cependant aucun juif qu’il aurait sauvé. Les juges estimèrent que les services rendus par Moll prouvaient seulement qu’il avait eu beaucoup de pouvoir, un pouvoir de vie et de mort, et qu’il avait utilisé ce pouvoir pour ses amis, ses cousins, ses collègues.
L’occupation qui s’était présentée dans sa propagande comme un remède à l’étroitesse provinciale et une ouverture au grand espace économique allemand apparaissait ainsi dans toute sa brutalité comme le rétablissement de liens de dépendance personnelle de nature quasi féodale. L’individu se voyait enfermé dans des clivages qui reproduisaient les appartenances idéologiques, familiales et professionnelles de la société luxembourgeoise d’avant-guerre avec en surplus un climat d’arbitraire total permettant aux petits chefs de se constituer des fiefs et de continuer leurs vendettas.
L’engagement politique pour le nazisme se termina pour Pierre Moll par un échec. Il ne termina pas ses études et ne fut jamais dentiste. Il se maria après la guerre avec une assistante sociale très pieuse, issue de l’émigration italienne. Les deux formèrent un couple très uni, se barricadant contre un monde à leurs yeux injuste qui ne leur avait pas permis de réaliser leurs ambitions. Pierre Moll garda à l’âge de plus de 80 ans le maintien rigide d’un petit soldat obéissant toujours à un code de conduite opaque.