Appeler un chat un chat. Non. Appeler une chatte une chatte. Ou un vagin : vagin. Appeler les choses par leur nom, c'est forcément les démystifier. Parmi les quelque 200 femmes qu'Eve Ensler a interviewées dans les années 1990, il y en avait aussi qui n'avaient jamais parlé de «ça, là-bas», qui n'avaient jamais vu leur vagin. Comme cette femme de 72 ans, pour laquelle c'était un «endroit condamné» depuis les années 1950. Sur la scène intime du Centaure, Marie-Paule von Roesgen l'incarne, raconte son dégoût de sa sexualité, son désir brisé avec Andy Leftkov, en vrai, ou Burt Reynolds, dans ses rêves. Et dans ce qu'elle raconte, elle est touchante de justesse, nous rappelle soudain ces grands-mères que nous avons tous eues, qui n'ont pas vu de gynéco de leur vie. Parce que ce serait indécent.
Eve Ensler, auteure new-yorkaise, a commencé à jouer les Monologues du vagin en 1996, sur base des résultats de ses interviews. Et, malgré la belle moisson de synonymes - somme à laquelle l'équipe du Centaure ajoute encore quelques vocables luxembourgeois comme Mutsch ou Flaus ou Pegemëpp - Eve Ensler dit «vagin». Dans son texte, le mot apparaît 128 fois. Et s'explique: «Je le dis parce que c'est un mot invisible, un mot qui inquiète, qui dérange, qui inspire le mépris et le dégoût. Je le dis parce que je crois que ce qu'on ne dit pas, on ne le voit pas, on ne le reconnaît pas, on ne s'en souvient pas. Ce qu'on ne dit pas devient un secret, et dans les secrets, souvent, s'enracinent la honte, la peur et les mythes. Je le dis parce que je veux un jour arriver à le dire sans gêne, sans honte et sans culpabilité.»
Ses Monologues sont extraits de la vie et lui ressemblent. Ils nous invitent à suivre cette bourgeoise d'origine anglaise à la découverte de son vagin, et, plus encore, de son clitoris - i.e. de son plaisir - ou cette jeune mariée qui consulte un psy parce que son mari veut qu'elle se rase les poils, mais que elle, ça la gêne. Eve Ensler ne veut pas seulement amuser ou faire une sorte de catharsis joyeuse de 5000 ans de patriarcat avec son lot d'obscurantisme. Elle accuse aussi les cruautés qui continuent à être commises envers les femmes, le viol, l'excision, la violence quotidienne.
Si, à la lecture, ses textes peuvent encore sembler un peu primaires, un peu trop directs, le miracle se produit au Centaure, une fois Marie-Paule von Roesgen, Marja-Leena Junker et Myriam Muller en scène: elle le transcendent. Incarnant magnifiquement trois générations, les trois femmes sont comme en état de grâce. Dans un décor extrêmement sobre (Claude Leuenberger) - trois chaises-trônes de différents hauteurs, une bassine métallique remplie d'eau riche en symboles et en utilisations - elles évoluent, s'écoutent et se répondent. Munies de leur texte - l'auteure le veut ainsi - elles rappellent constamment le méta-texte, les explications d'Eve Ensler ancrant sans cesse les textes dans la réalité.
Visiblement très touchées par le sujet, les trois actrices sont incroyablement présentes. Ainsi, Myriam Muller, qui atteint ici une grande maturité, surtout dans «Il était un petit minou», époustouflante performance d'actrice, qui, en l'espace de quelques secondes, doit complètement changer d'émotions. Elle y tient le public en haleine. Tout comme, dans un registre plus décontracté, Marja-Leena Junker dans «La femme qui aimait rendre les vagins heureux», nous faisant une belle démonstration de gémissements féminins - bien plus poilant que la scène d'anthologie dans When Harry met Sally.
Les monologues du vagin d'Eve Ensler, adaptation française de Dominique Deschamps, mise en scène par Marja-Leena Junker, sous le regard de Raija-Sinikka Rantala, avec Marie-Paule von Roesgen, Myriam Muller et Marja-Leena Junker ; lumières : Véronique Claudel ; costumes : Ulli Kremer ; construction du décor : Claude Leuenberger ; se joue encore ce soir, demain et le 27 février ainsi que les 1, 2, 8, 9, 11, 12 et 13 mars à 20 heures ; les 24 et 28 février ainsi que les 7 et 10 mars à 18h30 au Théâtre du Centaure. Téléphone pour réservations : 22 28 28.