En 2001, l’Argentine avait mis fin à l’arrimage du peso au dollar et décidé de ne pas honorer 95 milliards de dollars de dettes. Ceci n’aurait-il pas pu constituer un exemple pour le gouvernement grec de 2015 ?
Yves Nosbusch : Si l’Argentine s’est bien portée par la suite, c’est pour une raison simple : la flambée des prix des matières premières durant les dix ans qui ont suivi son défaut de paiement. C’était une période extraordinaire, historique pour les prix, et l’Argentine, qui est un grand exportateur de matières premières, notamment agricoles, en a largement profité. Bref, l’Argentine a eu de la chance.
Un Grexit suivi d’une « dévaluation compétitive » de la drachme n’auraient donc pas été la solution ?
En théorie, le bénéfice d’une sortie de l’euro aurait été d’ouvrir la possibilité d’une dévaluation de la devise. Le secteur exportateur aurait ainsi pu devenir plus compétitif et la production augmenter. Or quelle aurait été l’étendue de cet effet bénéfique dans le cas concret de la Grèce ? Je reste sceptique. Si on avait quantifié les effets bénéfiques d’une dévaluation pour la Grèce, je pense qu’ils auraient été très faibles. Car la Grèce ne dispose pas d’un secteur exportateur très important, c’est là tout le problème. Le seul secteur qui aurait éventuellement profité d’une dévaluation aurait été le secteur touristique. Or, en fait, il se portait déjà très bien. Les étés 2013 et 2014 avaient été de très bonnes saisons et, même en dévaluant, je doute qu’il aurait eu les capacités d’accueillir beaucoup plus de visiteurs à court terme. Les coûts d’une dévaluation potentielle auraient par contre été très élevés. Rien que le coût administratif nécessaire au lancement d’une nouvelle devise. Sans parler des entreprises qui ont des crédits auprès d’établissements internationaux, ni des firmes qui entretiennent des relations commerciales avec l’étranger et qui importent une partie de leurs facteurs de production. Cela aurait été très disruptif. Pour la Grèce, les coûts auraient été très importants et les bénéfices très faibles.
Alors que se déroulait le show-down grec, quasiment tous les économistes s’accordaient pour dire que l’austérité était contre-productive, puisqu’elle étranglait la croissance. Or elle a fini par être imposée par Wolfgang Schäuble et le reste de l’Eurogroupe. S’agissait-il là d’une question de rationalité ou d’idéologie ?
D’abord, il faut dire qu’on a évité le pire. Rester dans l’euro était la bonne décision aussi bien pour la Grèce que pour la zone euro. Car même si les coûts d’un Grexit auraient été limités dans l’immédiat pour les autres pays européens, à long terme, les conséquences de ce précédent auraient été difficiles à chiffrer. Reste la question : comment doser l’austérité. Il faut effectivement prendre soin de ne pas en imposer trop dans un contexte où la reprise reste fragile. L’Europe a accumulé un retard important sur l’investissement. C’est une question fondamentale, car ce seront ces investissements qui conditionneront les gains de productivité et la croissance futurs. Il y a un certain nombre d’initiatives qui vont dans ce sens, dont le « plan Juncker » qui tente de relancer l’investissement et donner plus de marges de manœuvre aux États qui veulent investir.
Pour l’investisseur privé, existe-t-il quelque chose comme une « valeur-refuge » à l’abri des temporalités, de la conjoncture ?
Lorsque vous parlez de « valeur-refuge », il faut garder en tête un horizon d’investissement. Prenez une obligation étatique à long terme d’un État pour lequel le risque de défaut de paiement est négligeable. Pour un investisseur qui a une perspective de court terme, cette obligation peut s’avérer très risquée à cause des fluctuations potentiellement fortes de son cours. S’il doit revendre cette obligation à court terme, il s’exposera donc à des risques de cours élevés. Si, par contre, il peut la garder à échéance, le risque principal auquel il s’expose est celui d’une inflation inattendue. Même à un point donné, la notion de « valeur refuge » est donc à nuancer. Après, les contextes peuvent varier. Ainsi, dans les années 1970 et 1980, il était primordial de se protéger contre l’inflation. Au cours du temps, de nouveaux risques surgissent dont il s’agit de se prémunir à un moment donné.
Depuis les années 1980, la valorisation des actifs financiers a explosé, passant de 1,2 à presque trois fois le PIB mondial aujourd’hui. Faut-il s’en inquiéter ?
Fondamentalement, il n’y a rien d’anormal à ce que la valorisation du stock d’actifs soit plus élevée que le PIB. Si vous achetez une entreprise, vous achetez la somme actualisée de tous ses bénéfices futurs. Et, en général, s’il s’agit d’une entreprise normale et saine, cette somme devrait être plus élevée que les bénéfices de la seule dernière année. Que la valorisation des actifs financiers soit donc plus élevée que le PIB, je n’y vois, en soi, rien d’inquiétant. Il faut donc nuancer. Ainsi, le quantitative easing de la BCE, beaucoup de gens s’en sont inquiétés. Or, là encore, il ne faut pas s’affoler trop vite. Si vous comparez le montant d’actifs achetés par la BCE par rapport au PIB, cela reste relativement modeste : un peu plus de cinq pour cent du PIB de la zone euro. Aux États-Unis nous en sommes à presque 25 pour cent.
Pourquoi est-il si difficile de s’accorder sur une définition d’une bulle économique ?
En fait, une bulle est facile à définir de manière intuitive. En gros, une bulle désigne une situation dans laquelle les prix n’ont plus de relation avec les fondamentaux. Maintenant, si vous voulez être plus précis et définir des seuils, ça devient beaucoup plus compliqué. Car vous ne saurez jamais avec certitude si une entreprise n’est pas le prochain Apple. Il peut donc y avoir des valorisations qui semblent extrêmement élevées, mais ce n’est pas forcément la preuve qu’il s’agit d’une bulle.
La bulle immobilière en Espagne semblait pourtant prévisible ; du moins c’est qu’on se dit aujourd’hui en voyant les cités-fantômes, nouvellement construites et abandonnées…
Je ne pense pas que cela ait été si prévisible. Sinon il n’y aurait pas eu tellement de pertes et de gâchis. Peut-être certaines personnes se doutaient-elles qu’il y avait un souci, mais ce n’était pas une évidence. On aurait toujours pu imaginer un scénario alternatif dans lequel tous ces nouveaux immeubles auraient fini par être remplis. A posteriori, cela a toujours l’air évident, mais sur le coup, pratiquement jamais. Nous avons des équipes entières qui suivent les différents marchés et se demandent si les valorisations sont justifiées ou non. Cela demande un vrai travail d’analyse. Les cas dans lesquels vous pouvez clairement dire qu’il y a une bulle sont en fait très rares.
Les prix immobiliers luxembourgeois dépendent de l’arrivées de nouveaux salariés, qui dépend de la santé de la place financière. Or la résilience de celle-ci est étonnante. Depuis quarante ans, on pointe sa fragilité et pourtant nous voici en 2015, une année après Luxleaks et la fin du secret bancaire, et la skyline du Kirchberg est toujours émaillée de grues.
Il ne faut pas sous-estimer l’importance du capital humain. Lorsque vous accumulez des compétences multinationales dans un endroit, cela vaut quelque chose.
Ne faudrait-il pas songer à comparer le Grand-Duché avec des villes comme Francfort ou Genève, pour ainsi échapper aux exceptionnalismes et hyperboles statistiques ?
Non, je pense qu’il faut continuer à raisonner en termes de pays. Parce que le Luxembourg dispose de toutes les institutions étatiques, de tout un appareil budgétaire dont ne disposent pas une ville ou une région. Et puis, il n’y a pas que la Ville de Luxembourg ; on garde une industrie. Le poids du secteur financier dans l’emploi, le PIB et les recettes fiscales est certes important ; mais il reste nettement en dessous des cinquante pour cent. Ce serait donc une erreur de se comparer à des villes dont l’économie se réduit, nécessairement, aux services. Et puis, il y a le facteur souveraineté. En termes de politique économique on garde une certaine indépendance. Du point de vue fiscal et budgétaire, c’est crucial et cela nous différencie d’une région comme la Lorraine qui ne peut prendre certaines décisions sans passer par Paris.
L’Europe a-t-elle dépassé l’écueil de la déflation ?
On s’en éloigne. Grâce à deux effets conjoints. Le premier, de fond, est dû à la reprise économique en Europe. Elle est timide et fragile, mais réelle. Nous prévoyons de l’ordre de 1,5 pour cent de croissance pour cette année et pour l’année prochaine. Cette croissance n’est pas suffisante pour créer une vraie tendance inflationniste, mais, au moins, elle nous éloigne de la déflation. Il y a un deuxième effet, mécanique celui-là. C’est l’effet de base qui interviendra d’ici la fin de l’année. Je m’explique : Les taux d’inflation sont calculés par rapport aux taux d’il y a une année. Or, la baisse brutale des prix pétroliers a eu lieu à la fin 2014. Au premier anniversaire de la chute des prix, l’inflation fera donc automatiquement un saut. Le taux d’inflation affiché est actuellement de 0,1 pour cent. Il augmentera vers la fin de l’année et le début de l’année prochaine. Pour 2016, nous nous attendons à un taux d’inflation autour de un pour cent.
Quels seront les effets du ralentissement chinois ?
Je pense que les autorités chinoises devraient arriver à les gérer. Mais le ralentissement se fait déjà sentir à travers le monde. La principale courroie de transmission est le prix des matières premières, qui a fortement chuté. Cela pose des défis considérables et pratiquement immédiats aux pays émergents exportateurs de matières premières. C’est-à-dire quasiment tous les pays de l’Amérique latine, la Russie, l’Indonésie et la Malaisie et de nombreux pays africains. Certains de ces pays, comme le Brésil, sont déjà entrés en récession. L’impact risque d’y être profond, surtout dans les secteurs qui se sont fortement endettés en dollars. Certaines entreprises devront faire face à un double choc : moins de recettes suite à la baisse des exportations et une augmentation significative de la charge de la dette dans les pays qui ont connu une forte chute de leur monnaie par rapport au dollar.
L’Europe et les États-Unis par contre semblent plutôt bien s’en sortir. Pourquoi ?
Ce n’est jamais une bonne nouvelle si le commerce international se ralentit, même si certains pays (comme l’Allemagne) sont plus exposés que d’autres (comme la France). Pour l’Europe et les États-Unis ce ne sera pas neutre. Il y a par contre un facteur qui pourra en partie compenser les effets négatifs : la diminution des prix de production. Surtout en Europe où la majeure partie des matières premières est importée. Il y aura donc deux effets combinés. En tout, je pense que l’impact ne sera pas énorme. D’ailleurs chez BNP Paribas, nous n’avons pratiquement pas revu nos prévisions pour 2015. Quant à 2016, nous prévoyons un effet marginalement négatif en Europe et aux États-Unis. À ce stade, cela ne remet pas vraiment en question la reprise.
On s’est résigné en Europe à ce qu’une personne sur dix n’ait pas de travail. Comment les économistes voient-ils ce chômage structurel ?
Aux États-Unis on estime que le chômage structurel est de l’ordre de cinq pour cent, ce qui correspond au niveau actuel. Lorsqu’on tombe en dessous de ce niveau, le pouvoir de négociation des salariés se renforce et on entre dans un scénario d’inflation salariale. Aux États-Unis, celle-ci se situe actuellement à 2,5 pour cent. En Europe le taux de chômage structurel se situerait à 9,5 pour cent, selon l’OCDE. Or, il est actuellement à 10,8 pour cent, ce qui laisse présager qu’il n’y aura pas d’inflation salariale de sitôt. Mais il faut rappeler qu’au pire moment de la crise, la zone euro connaissait des taux de chômage de douze pour cent. On a donc comblé la moitié de l’écart qui nous sépare du chômage structurel.