Le propre du coup de génie, c’est qu’il ne paraît évident qu’a posteriori. Quasiment personne n’avait songé à l’option Yuriko Backes, alors que son nom a fait l’unanimité dès qu’il est est tombé, vendredi dernier. Ce choix rappelle que Xavier Bettel est doté d’un sacré flair tactique ; c’est l’éternel sous-
estimé, celui qui a supplanté Paul Helminger, court-circuité Charles Goerens, détrôné Jean-Claude Juncker himself, puis réussi l’improbable doublé en écartant le favori des sondages, Claude Wiseler. Alors que la presse considérait la succession au ministère de la rue de la Congrégation sous l’angle exclusif des compétences financières et fiscales, le Premier ministre songeait déjà aux élections législatives de 2023. En alchimiste politique, il a créé ex-nihilo une alternative libérale à Paulette Lenert dans la circonscription Centre, quitte à s’exposer à une vulnérabilité sur son flanc Sud. Et si la haute fonctionnaire était l’avenir de l’homme politique ?
La séquence de la succession illustre également le fonctionnement absolutiste du DP. Les membres du comité directeur n’étaient pas « dans le secret des dieux ». Ils furent donc ébahis de découvrir, vendredi dernier, le nom de Yuriko Backes. « On n’en savait rien », assure une membre de « l’organe suprême » du DP. « On se regardait les uns les autres… Tous les visages exprimaient la stupéfaction ». C’est que les décisions qui comptent se prennent en cercle très restreint, par la clique formée autour de Xavier Bettel, comprenant Corinne Cahen, Claude Meisch et Marc Hansen. Au niveau national, le DP est devenu le parti du Premier ; le critère qui prime, c’est la loyauté personnelle.
La place financière est considérée comme un dossier trop sérieux pour le laisser aux politiciens élus. La défense du « Lëtzebuerger Bifteck » (dixit Bettel) est devenue l’affaire de la technostructure ; et ce sont les diplomates de carrière qui sont appelés à l’assurer. Pierre Gramegna, Nicolas Mackel, Yuriko Backes sont tous issus de ce sérail, qui se perçoit traditionnellement comme une sorte de noblesse d’État, et ils en partagent l’habitus. (Lors de sa conférence de presse de vendredi, Xavier Bettel a d’ailleurs fait un lapsus révélateur, appelant Yuriko Backes « Madame Gramegna ».) Des gens qui représentent bien, au parcours international, à l’aise sur le parquet européen, dotés de diplômes sérieux ; voilà ce qui devrait rassurer les CEO et managing partners du Kirchberg au Ban de Gasperich, en passant par le boulevard Royal.
La dépolitisation des questions financières et fiscales reflète aussi l’étiolement du personnel politique. « Il y en a très peu qui lèvent le doigt pour ce genre de poste », estimait Gramegna la semaine dernière sur RTL-Télé, rappelant que lui-même n’avait pas été candidat et qu’on était venu le chercher. Qu’un parti comme le DP ne trouve plus de candidats crédibles dans ses rangs pour occuper cette fonction régalienne – et ceci pour la deuxième fois consécutive – illustre une double déconnexion : Les milieux politiques ne s’intéressent plus aux questions financières, tandis que les milieux financiers (de moins en moins luxembourgeois) ne voient plus d’intérêt à descendre dans l’arène politique. Tant que les affaires tournent et que les recettes jaillissent, cet arrangement post-démocratique semble satisfaire tout le monde.
Au ministère des Finances et dans les administrations fiscales, on pressentait pourtant la nomination d’Alain Kinsch, vice-président du Conseil d’État, ancien chef d’EY et médiateur officieux entre DP et place financière. Or, même si Bettel fréquente Kinsch depuis la Jeunesse démocrate et libérale et se dit « heureux » de recourir à son expertise, cette option ne s’est pas avérée politiquement viable. Car 2022 n’est pas 2013. Le « dernier communiste » Juncker dégagé, les milieux d’affaires du DP croyaient, il y a huit ans, que les fenêtres leur étaient grandes ouvertes. Norbert Becker et Alain Kinsch se retrouvaient aux négociations de coalition, peaufinant le chapitre « finances et place financière » et y introduisant les intérêts notionnels. Or, ils avaient sous-estimé deux forces majeures : l’hégémonie du consensus social-démocrate (ou chrétien-social ou social-libéral) au niveau national et la montée irrésistible de la pression au niveau international. Aujourd’hui, la nomination d’un ancien Big Four serait perçue comme un anachronisme et une provocation : une résurgence du parti de la réaction offshore.
De parents luxembourgeois, Yuriko Backes est née et a grandi au Japon, où son père travaillait comme chimiste pour la multinationale allemande Bayer. Sa socialisation s’est donc faite dans des écoles internationales, loin du Grand-Duché. Pour mener ses études en relations internationales puis en japonologie, elle opta pour Londres (à la LSE et à la plus gauchisante SOAS), puis de conclure par le prestigieux Collège d’Europe à Bruges. Elle intègre la carrière diplomatique luxembourgeoise en 1994. Ses postes la mèneront à New York, Bruxelles, Tokyo, puis au ministère d’État et enfin au Palais. La première fois qu’elle apparaît dans les archives de la revue de presse du gouvernement, c’est en 2012, dans un article du Spiegel, assise sur le siège arrière du BMW Série 7 qui, à l’issue d’un sommet européen, ramène Jean-Claude Juncker de Bruxelles au Luxembourg.
Réputée pour son calme et ses capacités de gestion, Backes a également le don de s’adapter à ses interlocuteurs. Elle a ainsi travaillé successivement pour deux Premiers ministres et un Grand-Duc, trois personnes aux caractères très dissemblables. Lors de la conférence de presse, Xavier Bettel, dont la capacité d’attention est réputée courte, louait ainsi sa facilité de « synthétiser brièvement » des dossiers complexes sous forme de « crash course ». Quant à son bref passage comme opening manager de la Maison du Grand-Duc, Yuriko Backes déclarait, avec un certain sens du sous-entendu : « Et war net ëmmer eng einfach Zäi… fir keen ».
En décembre 2013, l’irruption de Pierre Gramegna dans le sanctuaire du CSV-Staat avait provoqué des crispations et la désertion de trois hauts fonctionnaires, restés fidèles au prédécesseur. En janvier 2022, Yuriko Backes entrera sur un terrain plus apaisé, dont les anciens fiefs ont été démantelés, et dont l’équipe rajeunie paraît plutôt stable. « Du bass net alleng », promettait un Pierre Gramegna, proche des larmes, à sa successeure.
La maréchale, future ministre, a commis l’imprudence de s’exposer, dès lundi, à la matinale de RTL-Radio. Puisqu’elle ne pouvait commenter les questions financières et fiscales, qui tombent encore sous la responsabilité du ministre Gramegna, elle s’est bornée à parler d’elle-même, c’est-à-dire à égrener son CV, insistant sur ses expériences comme sherpa aux conseils européens. Elle « se trouverait à son aise à ces niveaux » et disposerait d’un large « network » à Bruxelles.
Yuriko Backes est habituée aux exercices médiatiques, mais pas à s’exposer politiquement. En tant que représentante de la Commission au Luxembourg, ses déclarations restaient parfaitement alignées sur les éléments de langage de l’orthodoxie européenne. En tant que maréchale de la Cour, elle se confrontait aux questions des journalistes, mais avec toute la circonspection institutionnelle qu’exigeait la fonction. En acceptant le poste gouvernemental, Backes a consenti à abandonner cette neutralité, à prendre sa carte au parti et à se présenter aux prochaines élections. Lors de la conférence de presse, elle assurait « partager les valeurs » du DP. Un journaliste voulait savoir en quoi consistaient ces « valeurs ». La question déconcerta visiblement la future ministre. Elle se perdit dans une réponse embrouillée, évoquant une « Standortpolitik active et durable », le « sentiment de l’importance de notre pays, mais dans un monde global et mondialisé », pour conclure sur « dat Sozialliberaalt… an natierlech och dat Europäescht ».
Pierre Gramegna, lui, n’est jamais arrivé dans la politique politicienne, refusant de s’identifier comme « l’homme du DP ». Ce vendredi il s’est présenté, non sans orgueil, comme « Beruffsdiplomat » : « C’est une attitude plutôt qu’un métier ». Il aurait toujours cherché le « dénominateur commun » entre les partis de coalition. Une manière de se placer au-dessus de la mêlée. Gramegna s’embarrassait moins des clientélismes qui, pour le DP, font ersatz d’idéologie. Le parti dut plusieurs fois freiner les ardeurs de « son » ministre, qui aurait voulu aller plus vite et plus loin dans certains dossiers. Pour abolir les stock-options, Gramegna dut ainsi composer avec Alain Kinsch et Norbert Becker. Lorsqu’il voulut supprimer le taux d’amortissement accéléré, il se heurta à un mur au sein du parti : ce stéroïde fiscal réservé aux investisseurs immobiliers ne sera finalement que « décéléré ». Le fait de ne pas se considérer comme un politicien fit également du ministre des Finances un mauvais client pour les médias. Pierre Gramegna avait tendance à accueillir les questions critiques comme un affront personnel.
Or, il restera finalement comme celui qui a commencé à drainer le marécage offshore. Son action la plus symbolique est l’abolition du secret bancaire (pour les non-résidents), et ceci contre les cris de Cassandre d’une partie des banques. Les armes de défiscalisation massive (les « hybrides », la « patent box ») et la fabrique à rulings furent en partie démantelées. L’Administration des contributions directes, systématiquement sous-staffée sous Luc Frieden, vit ses effectifs passer de 651 à 944. Même si Gramegna aime parler d’un changement « dans le dialogue », il dut par moments taper du poing sur la table, et ses coups de gueule lancés aux représentants des lobbys financiers sont restés légendaires.
Ni dans l’administration, ni au parti, ni dans la fraction, on n’avait vu venir le départ hâtif de Gramegna. Les raisons officiellement avancées par le ministre pour expliquer sa démission peinent à convaincre, à commencer par son statut imminent de « Bopa ». Sur RTL-Télé, Gramegna déclarait qu’étant donné qu’il ne souhaitait plus se représenter aux élections, il serait temps quelqu’un de plus jeune soit envoyé « an den Asaatz ». Or, il y a seize mois à peine, le même Gramegna ne postulait-il pas à la présidence de l’Eurogroupe ? Sur Radio 100,7, Corinne Cahen disait qu’il aurait fait part de son désir de démission, « il y a quelques semaines ». Avec Xavier Bettel, elle aurait en vain tenté de le faire changer d’avis. Mais cela n’explique toujours pas la soudaine précipitation de l’exit. Ce timing a mis le DP dans l’embarras. L’information risquant de fuiter, le parti a dû l’officialiser, sans pouvoir annoncer de successeur, créant ainsi l’impression d’une instabilité politique. Face à Radio 100,7, Cahen a « très catégoriquement exclu » que des tensions internes auraient poussé le ministre au départ. Il sera intéressant de voir où le jeune retraité finira par atterrir.
En débauchant la maréchale de la Cour (déjà la sixième sous le Grand-Duc Henri et la Grande-Duchesse Maria-Teresa), le Premier ministre a résolu un problème en en créant un nouveau. Qui pour remplacer Backes à la Maison du Grand-Duc ? Surtout que la réforme n’est qu’à ses débuts. Quasiment tous les chantiers restent ouverts, dont celui que Backes appelle pudiquement « bien-être au travail ».