d’Lëtzebuerger Land : Pour commencer, quelques mots sur vos origines luxembourgeoises ?
Jean-Marie Schaeffer : (rire) Je suis né là-bas, j’ai grandi là-bas, j’ai enseigné là-bas, puis je suis venu m’installer en France. Comment l’expliquer ? J’aimais (et j’aime toujours) beaucoup ma terre natale, j’y ai vécu une enfance et une jeunesse heureuses dans une famille formidable, j’y ai connu mes premiers émois amoureux, mais à la sortie de l’adolescence j’ai eu une envie irrésistible de partir, parce que je vivais le Luxembourg de cette époque vraiment comme un pays clos sur lui-même du point de vue intellectuel. J’étais convaincu que la « vraie vie » était ailleurs.
La plupart des gens de ma génération qui voulaient respirer un air moins confiné tentaient de partir soit du côté français, soit du coté allemand. Pour des raisons d’attraction personnelle, ce qui l’a emporté chez moi, c’est le côté français… Bien sûr tout change et le Luxembourg d’aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec celui de mon adolescence. Ceci dit, la taille du pays fait que le danger de confinement intellectuel existe toujours. J’ai lu récemment un ouvrage tout à fait remarquable de Henri Entringer, Les défis de l’Université du Luxembourg, dans lequel il montre qu’outre les défis que doit relever toute université dans un monde qui change de plus en plus vite, la toute jeune Université du Luxembourg doit en plus éviter, du fait de ce que l’auteur appelle pudiquement des « particularités sociétales », le risque de se fermer sur elle-même et de se reproduire en vase clos. On peut espérer que le brassage des nationalités, qui selon moi est un des grands atouts du pays, permettra d’éviter ce risque.
Qu’est ce qui vous conduit à devenir chercheur au Centre national de la recherche scientifique en France ?
Je venais de finir mon stage pratique comme professeur de philosophie dans le lycée même où j’ai fait mes études, l’Athénée grand-ducal. Je ne supportais pas de me retrouver de l’autre côté de la barrière dans l’endroit même où, en tant qu’élève, j’avais rêvé d’une autre vie. J’avais fait une thèse sur philosophie et poétique avec Gérard Genette à l’Ehess à Paris, et j’avais conservé des liens avec lui et Tzvetan Todorov (pour qui j’avais traduit des textes de Goethe). J’ai écrit à Tzvetan en lui disant que j’avais décidé de quitter l’enseignement et de me reconvertir (j’avais envisagé de devenir marchand de vin…). Todorov m’a proposé de postuler au CNRS. Il y avait une niche en esthétique philosophique, j’avais un profil intéressant, je lisais l’allemand, ce qui était encore relativement rare à l’époque, je me suis présenté et j’ai été pris. Je suis toujours au CNRS, mais depuis 2004 je suis aussi directeur d’études à l’Ehess.
Et c’est ainsi que vous êtes devenu un philosophe de l’art et de la littérature très reconnu en France et à l’étranger. Vous avez publié de nombreux ouvrages qui ont eu un excellent accueil critique, L’art de l’âge moderne (1992) et Pourquoi la fiction ? (1999) notamment, qui viennent d’être traduits en anglais. Ces deux livres défendent, chacun à sa manière, une approche anthropologique de la conduite esthétique. Elle prend, dans L’Art de l’âge moderne, la forme initiale d’une critique de la « théorie spéculative de l’art », héritée du romantisme et qui propose une vision très réductrice, selon vous, de l’expérience esthétique.
J’ai toujours pensé que la philosophie était sur un pied d’égalité avec les autres disciplines des humanités et des sciences sociales, que ces disciplines devaient rendre compte le plus intelligemment possible des faits qu’elles étudient, donc du monde humain, bref, que les modèles théoriques devaient avoir une relation plus qu’aléatoire avec les faits dont ils prétendaient rendre compte. Cela implique notamment que l’analyse de ces faits ne doit pas être trop biaisée par des préconceptions dues à l’histoire des disciplines. D’où l’importance d’avoir un regard rétrospectif critique, de comprendre les généalogies des concepts qu’on utilise en tant que chercheur.
L’Art de l’âge moderne voulait appliquer ces principes aux conceptions « savantes », et notamment philosophiques, des arts et de la conduite esthétique. Il me semblait, pour ma part, que la façon dont la philosophie, mais aussi l’histoire de l’art, la théorie littéraire et même une partie de la sociologie et de l’anthropologie avaient abordé ces questions était fortement biaisée par un consensus culturel qui, bien que vénérable, relevait plus d’une mythologie que d’une compréhension de la réalité artistique et esthétique.
Il me semblait que cette mythologie, qui avait été une croyance forte et originale au XIXe siècle mais qui avait fini par devenir un consensus mou et paresseux, appauvrissait fortement les relations multiples et diverses que les hommes entretiennent avec les œuvres d’art, mais aussi avec des constellations sensibles de tout ordre qui les touchent esthétiquement. L’Art de l’âge moderne est né de la volonté de comprendre d’où venait cette manière de penser l’œuvre d’art, de faire une étude critique de la genèse de cette pensée.
Ce qui a été important pour moi a été de découvrir qu’avant la naissance de cette théorie spéculative de l’art, donc avant le romantisme et sa vision de l’œuvre d’art comme ce qui nous donne un accès à des réalités transcendantes (d’où sa fonction quasi-religieuse), il y avait eu un moment, celui de la réflexion de Hume et surtout de Kant, où la philosophie avait su reconnaître la spécificité anthropologique de la conduite esthétique et de notre relation aux œuvres d’art. D’ailleurs l’analyse kantienne reste encore largement valable de nos jours comme le montrent les travaux actuels des neuropsychologues.
L’intérêt de l’Art de l’âge moderne est que le livre propose, dans un style remarquablement simple, une histoire très érudite de la philosophie de l’art qui informe la vision des artistes contemporains, une vision de l’art dont vous montrez qu’elle méconnaît le sens anthropologique de la conduite esthétique…
C’est vrai qu’il y avait cet aspect d’une réécriture de l’histoire des idées philosophiques sur l’art à la lumière de l’hypothèse selon laquelle nous vivions depuis le XIXe siècle dans une conception dans laquelle l’art était prié de remplacer la religion et la philosophie comme mode d’accès à l’être, à la transcendance, au divin etc. Rétrospectivement, je pense que je mettais trop en avant ce qui, dans les théories analysées, était en accord avec cette vision de l’art, en négligeant d’autres aspects irréductibles à cette vision, qu’on peut trouver chez chacun de ces grands penseurs que j’analysais. Si je devais écrire ce livre aujourd’hui, je l’écrirais autrement. J’essayais d’être le moins injuste possible, mais j’étais injuste. C’était sans doute le prix à payer pour pouvoir sortir de la théorie spéculative de l’art, afin de voir la réalité artistique avec d’autres yeux. Toujours le besoin de respirer un autre air, plus libre.
On peut dire, de ce point de vue, que Pourquoi la fiction ?, votre livre publié en 1999, marque le passage d’une posture de philosophe critique à une posture plus constructive, plus anthropologique…
J’y tente effectivement de rendre compte de la pratique de la fiction, du « faire-comme-si », de ce que j’appelle la « feintise ludique », en réconciliant la vision euphorique, positive, et la vision dysphorique, négative, de la fiction. Certains aspects de la pratique fictionnelle justifient la vision euphorique, d’autres la vision dysphorique. Mais chacune des deux positions, en fait, absolutise un aspect du problème. Le fait qu’il y a effectivement des comportements du « faire-comme-si » qui peuvent franchir la limite entre le virtuel et la réalité permet de comprendre l’attitude négative de Platon vis-à-vis de la fiction. Mais ces « contaminations » sont rares.
De l’autre côté, la fiction peut être un mode de connaissance formidable et irremplaçable : elle peut nous donner une connaissance intime de nous-mêmes que rien ne peut remplacer. On peut donc comprendre la vision euphorique. Mais, beaucoup de fictions ne nous apportent pas grand chose. Si l’on veut comprendre la fiction, il faut arriver à comprendre ce qui en elle rend possible ces deux extrêmes et toutes les positions intermédiaires. Il importait donc surtout pour moi de mieux comprendre ce dispositif mental et anthropologique qui fait que tous les humains ont cette capacité de « faire-comme-si ».
Les petits enfants la développent dans toutes les cultures, alors même que toutes les sociétés ne reprennent pas nécessairement cette compétence pour construire des artefacts verbaux complexes (notre fiction littéraire). Par ailleurs, j’ai écrit ce livre au moment du surgissement des nouvelles technologies numériques et je pensais qu’il était nécessaire de prendre en compte cette innovation, et de voir dans quelle mesure de nouveaux objets comme les jeux vidéo relevaient encore, ou non, des dispositifs fictionnels classiques. Ma conclusion était qu’elles en relèvent pleinement, qu’il y a une continuité que mésestiment les prophètes tout autant que les dénonciateurs de la « culture numérique ».
Tel quel, ce livre concrétise l’intérêt que j’ai été toujours eu, et qui s’est traduit par des travaux en commun et des contacts suivis avec des chercheurs d’autres disciplines (notamment la sociologue Nathalie Heinich et les anthropologues Philippe Descola et Jean Jamin dont je me sens proche). Cela engage une idée de la philosophie qui n’est pas celle qui est dominante, en tout cas pas en France, ou on pense la philosophie plutôt comme « erste Wissenschaft » qui plane au-dessus des connaissances pédestres des sciences comme l’esprit de Dieu plane au-dessus des eaux…
On sent une grande proximité de votre pensée avec la philosophie pragmatique américaine…
Il y a une convergence avec le pragmatisme qui, je pense, a une double source. Ma formation de philosophe s’est faite plus du côté de la philosophie analytique, de la logique que de la phénoménologie. Et dans la philosophie analytique j’ai toujours été attiré par les approches pragmatistes et naturalistes (par exemple Quine). Ensuite, j’ai depuis toujours un grand intérêt pour la psychologie, et en ce sens je me sens proche de Dewey et de son concept d’expérience. Cette tendance psychologisante est souvent mal vue parce que la philosophie, qu’elle soit continentale (depuis Husserl) ou analytique (depuis Frege et plus tard Wittgenstein), a été, pendant presqu’un siècle, majoritairement anti-psychologiste. Avec ce qu’on appelle parfois la naturalisation de la philosophie de l’esprit, on assiste aujourd’hui à une relégitimation de la dimension psychologique à travers le retour post-wittgensteinien au mentalisme, et surtout à travers les sciences cognitives. Il s’agit d’outils absolument remarquables pour notre compréhension de l’homme et en particulier de l’expérience esthétique.
Votre essai au titre provocateur, La fin de l’exception humaine, publié en 2007, constitue de ce point de vue un manifeste philosophique en faveur du naturalisme, qui a suscité quelques réactions dans le Landerneau philosophique…
La fin de l’exception humaine a une histoire un peu particulière. Pour moi, il s’agissait d’expliciter ce qui était resté implicite dans mes travaux antérieurs alors même que cela les avait orienté, à savoir le refus de séparer l’homme biologique de l’homme culturel. La thèse qui oppose la culture à la nature (et réciproquement) ne peut se prévaloir d’aucun argument empirique et elle est, pour peu qu’on réfléchisse un tout petit peu, incompatible avec tout ce que nous savons de l’humanité. Et néanmoins elle a la force d’une évidence. La fin de l’exception humaine tente d’en faire la généalogie en remontant jusqu’à Descartes, qui en est l’origine. L’analyse de la pensée cartésienne n’est pas du tout au centre de l’ouvrage, mais beaucoup de lecteurs, je crois, se sont arrêtés à, ou ont calé sur, ce chapitre-là (rire).
Pour moi cette analyse, abstraite j’en conviens, avait pour seul but de déblayer le terrain pour la deuxième partie, positive, qui montre comment on peut développer une anthropologie philosophique des faits sociaux et des faits culturels qui prenne en compte les travaux en biologie, en psychologie ou en neuropsychologie, mais aussi, j’y tiens, dans les sciences sociales. La double prise de conscience du fait que le fait social humain est un fait biologique et que la biologie de l’homme est constitutivement sociale permet de construire une approche dans laquelle la culture se découvre comme ce qui distingue la biologie de l’homme de la biologie des autres espèces sociales. Bref, comme d’autres l’ont dit avant moi, la culture est (une partie de) la nature de l’homme. Cela vaut aussi pour notre relation à l’art : je ne peux pas rendre compte philosophiquement de ce qui se passe concrètement lorsqu’un individu se trouve devant un objet comme une œuvre d’art si je ne m’intéresse pas aux travaux des biologistes et des éthologues, au même titre qu’à ceux des anthropologues ou des sociologues.
Quel est votre rapport avec la sociologie historique de Norbert Elias qui accorde comme vous une grande importance au fondement biologique de la conduite esthétique ?
Il y a dans l’œuvre d’Elias, que j’admire beaucoup, deux aspects. Le premier, c’est la projection de l’approche sociologique sur l’histoire, le second, c’est de penser qu’il y a une évolution culturelle (une évolution, plutôt qu’une simple histoire). C’est sur ce deuxième point qu’intervient la prise en compte de la dimension biologique. Je me sens cependant plus proche de sa posture historique que de sa vision d’une évolution culturelle. J’ai parfois l’impression qu’il défend une forme d’évolutionnisme culturel calqué sur une vision (erronée) de l’évolution biologique comme « progrès » – il y aurait un raffinement progressif de la sensibilité, une distanciation progressive des réactions – qui ne me paraît pas très convaincant. Je ne pense pas que les répertoires fondamentaux des comportements humains soient si malléables qu’il le pensait, et je ne pense pas qu’il y a eu un progrès de ce point de vue. Mais comme Elias joue à la fois sur la dimension de l’histoire et celle de l’évolution, on peut toujours ramener tout au plan de l’histoire (occidentale), ce qui rend ses hypothèses beaucoup plus intéressantes. Il y a cette ambiguïté et son succès tient aussi à cette ambiguïté.
Et que vous apportent les approches éthologiques ?
L’éthologie est très importante. Mais ce n’est pas en premier lieu pour des raisons évolutionnaires, mais plutôt à cause de son intérêt pour une modélisation des faits culturels humains. Chez la plupart des animaux, il n’y a pas de dimension culturelle (donc d’invention de comportements nouveaux et de transmission intergénérationnelle de ces comportements par apprentissage). Mais chez quelques espèces, il y a des rudiments : chez les macaques, les chimpanzés, peut-être chez certains oiseaux (certains répertoires de chants sont transmis par imitation entre adultes et jeunes), etc. Lorsqu’on veut comprendre la spécificité de la culture humaine, il est utile d’observer ces proto-cultures, parce que leur simplicité fait mieux ressortir les conditions minimales : la transmission doit être exosomatique (non génétique).
En même temps, on constate que ce qui manque dans les proto-cultures animales, par exemple chez les macaques du Japon, célèbres pour l’invention du lavage de patates, c’est l’effet boule de neige : l’invention du lavage des patates par une guenon de Koshima a donné lieu à une transmission culturelle, mais n’a pas produit une explosion culturelle. Ce qui manque à nos amis, c’est évidemment le langage, qui permet une communication beaucoup plus efficace des contenus mentaux que l’apprentissage par imitation. Le fait que la culture des macaques est restée une culture très fruste, permet de dégager des traits distinctifs qui permettent d’y voir plus clair lorsqu’on s’intéresse aux faits humains.
Comme généalogiquement nous sommes liés à nos amis de Koshima, l’éthologie est intéressante pour les homologies et les différences qu’elle révèle. Par exemple, pour la conduite esthétique, Darwin déjà avait attiré l’attention sur certaines parentés avec les faits de sélection sexuelle chez certains animaux. Il y a des oiseaux très célèbres, les oiseaux-berceaux : les mâles construisent des architectures très complexes, décorées, et la femelle sélectionne son partenaire selon la qualité perçue du berceau d’abord, de la parade du mâle, qui danse devant son « œuvre », ensuite. Quand on étudie ce qui se passe exactement durant la parade, quels sont les processus mentaux ou physiologiques qui sont nécessaires pour que ça puisse marcher, on trouve des modalités de traitement du signal visuel, qui sont exactement les mêmes que ceux qui, chez les humains, distinguent la perception esthétique des autres conduites cognitives. Ainsi la femelle qui inspecte le berceau doit supporter de la dissonance cognitive : il ne faut pas qu’elle picore les baies qui sont réparties devant le berceau, ce qu’elle ferait normalement, mais il faut qu’elle les contemple, qu’elle les intègre dans la vision d’ensemble du berceau, etc.
De même, si vous êtes devant un tableau compliqué, dans un musée – par exemple un Cy Twombly – et qu’au début « ça ne marche pas très bien », vous restez quand même un peu, vous supportez une quantité de dissonance cognitive que vous ne supporteriez pas dans une autre situation, en espérant qu’à force de regarder quelque chose se mettra en marche. Ou alors vous lisez un roman policier : en dehors de la relation esthétique, vous iriez tout de suite à la fin, car l’information importante est à la fin, et il n’y a pas de raison de lire tout le roman si vous pouvez avoir accès tout de suite à l’information pertinente (qui a tué qui ?). C’est pareil pour la femelle de l’oiseau-berceau : elle observe la parade du mâle et il faut qu’elle réagisse, exactement comme nous le faisons face à une fiction. Le mâle, par exemple, pousse des cris de menace : il faut que la femelle soit capable de « comprendre » que ces cris de menace ne sont pas dirigés contre elle, mais sont une exhibition de a plus ou moins grande (im)puissance. C’est comme s’il lui disait : écoute de quoi je suis capable. Et elle doit les évaluer à ce titre, donc comme signal de cette (im)puissance
Vous êtes encore plus radical que d’autres penseurs, puisque vous déplacez la frontière entre l’homme et l’animal, entre le réflexif et non-réflexif…
Mon hypothèse est banale. Il existe des processus de traitement perceptif et des dynamiques perceptives de base qui évolutivement sont très anciens. Après tout, les animaux et les humains partagent une même écosphère et doivent se débrouiller avec les mêmes sortes de « réalités » de base : il est donc normal qu’ils aient développé des stratégies, par exemple de gestion perceptive apparentées. Certes sur cette base commune, la culture humaine construit des choses tout à fait complexes, et donne des fonctions à ces stratégies qui sont très différentes de celle qu’elles ont chez les oiseaux. Chez les oiseaux ces stratégies poiétiques (la construction du berceau) et esthétiques (sa contemplation) sont au service de la sélection sexuelle. Les œuvres d’art n’ont évidemment pas une fonction de sélection sexuelle. Mais cela confirme simplement ce que savent à la fois les biologistes de l’évolution et les anthropologues : une même structure peut remplir des fonctions différentes et une même fonction peut être réalisée par des structures [-]différentes.
Il est impossible d’aborder la conduite esthétique en faisant abstraction de la question du plaisir ? Comment expliquez-vous qu’elle soit aujourd’hui systématiquement ignorée ?
C’est très étonnant, car c’est, ou cela devrait être, une banalité. D’une part, dans la vie, la valeur hédonique, celle du plaisir/déplaisir, est centrale. Les moralistes le reconnaissent d’ailleurs a contrario. Dans le cas de la relation esthétique, c’est encore plus évident
Les réticences me laissent perplexe. C’est peut-être par crainte du relativisme. Si on dit qu’il y a du plaisir dans la relation esthétique, on doit admettre que la valeur esthétique est « relative », car le plaisir c’est un vécu subjectif. Soit, c’est du relativisme ! Et alors ? Toute valeur est relative à un point de vue. Cela n’interdit pas que ce point de vue puisse être partagé par plusieurs individus, voire par toute une collectivité, voire par l’humanité. Par ailleurs, il suffit de regarder comment le principe de plaisir opère dans la relation esthétique pour voir que ça ne remet aucunement en cause les caractéristiques « objectives » que les œuvres d’art ont par ailleurs. Le plaisir est simplement ce qui régule votre attention, ce qui la module etc. Pendant que vous regardez un tableau, le caractère satisfaisant ou non de ce regard est en permanence pesé par un calculateur hédonique qui agit sans donner nécessairement lieu à une expérience consciente de « plaisir » : cela se traduit en général simplement par un biais favorable ou défavorable pour la continuation de votre activité de contemplation, un renforcement de l’attention ou un relâchement de l’attention etc.
Lorsque vous êtes dans une situation non-esthétique, le plaisir joue aussi un rôle, mais c’est par rapport au résultat attendu. Vous avez un but précis et c’est l’atteinte de ce but qui va produire de la satisfaction. Dans la relation esthétique au contraire le plaisir est une sorte de régulateur de l’attention, de la perception elle-même. C’est ce qui en fait le prix.