d'Land : Ce qui nous sépare je pense, c’est une demi-génération. Quand j’ai commencé à travailler au début des années 1980, je n’arrivais pas à m’identifier ni avec les modernes, ni les post-modernes. Ce qui m’a dégagée du formalisme de ces deux langages maniés comme des idéologies et sur base de stéréotypes, ça a été la réalisation de l’Institut du monde arabe à Paris, terminé en 1987, avec ses qualités collant à la réalité : insertion dans le tissu urbain, recours à un langage culturel – les moucharabiehs – et puis sa fluidité spatiale apprise par Nouvel auprès de Claude Parent et Paul Virilio, les pères de l’espace oblique.
François Thiry : Les références de ma pratique d’architecte proviennent surtout du monde de l’art, de l’art conceptuel, et justement je trouve que la question de l’architecture conceptuelle a été trop peu traitée jusqu’à présent. Depuis quarante ans, les artistes travaillent aux limites de la matérialité de l’œuvre, aux limites de la philosophie et du langage, exploitant une variété de médias, comme la vidéo, le film, les livres, les bandes sonores, la sculpture, la performance, l’installation et le dessin. Dès les années soixante, cette mutation est racontée et mise en perspective par les critiques d’art (Rosalind Krauss) et par des artistes qui théorisent leur propre pratique (Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Art [&] Language, Dan Graham…).
Les peintres qui restent fidèles à leur propre médium, tels que Richter, même s’ils sont moins portés sur la théorie, sont forcés de repenser leur pratique de fond en comble pour faire face au choc du conceptualisme. Aujourd’hui il est inconcevable d’exercer le métier d’artiste contemporain sans passer par la question du concept, quelle que soit l’attitude qu’on adopte à cet égard. En architecture, à partir de la fin des années soixante, on assiste en revanche au postmodernisme, un discours que tout le monde a plus ou moins abandonné depuis. Nous en sommes revenus par défaut à des catégories assez faibles ou inopérantes telles que le néo-modernisme, le contextualisme, le pluralisme, etc. Les exigences du développement durable noient tout ça dans un discours technique qui ne dit pas grand-chose des véritables stratégies de conception qui sont à l’œuvre. Je pense que pour comprendre un peu ce qui se passe en architecture, il suffirait de faire le lien avec l’art conceptuel.
Est-ce qu’un architecte doit être un théoricien ? Doit-il savoir écrire ? Je pense – et c’est pourquoi je cite Jean Nouvel, que son architecture est un langage. Bien sûr, à mon époque, il y avait Robert Venturi et Learning from Las Vegas et puis il y a eu la bombe Delirious New York de Rem Koolhaas.
Les années soixante et soixante-dix voient émerger une nouvelle figure d’architecte-auteur qui nous influence encore à l’heure actuelle. Il s’agit peut-être à l’époque de dépasser la figure un peu imposante de l’architecte-artiste à la Le Corbusier, ce boulimique qui voulait être à la fois un architecte, un théoricien, un journaliste, un peintre, un sculpteur. Le Corbusier multiplie les disciplines mais sans dépasser les vieilles limites académiques, sans opérer une nouvelle synthèse. Finalement, celle-ci est formulée par d’autres, au moment précis où le vieux Corbu tire sa révérence.
Le premier architecte à saisir l’impact de l’art conceptuel sur sa propre pratique, c’est Peter Eisenman, qui publie en 1969 un texte fondateur sur l’architecture conceptuelle. Dans le courant des années soixante-dix, en marge du postmodernisme dominant, Eisenman et d’autres comme John Hejduk essayent d’autonomiser l’architecture comme une discipline « contemporaine », dans le contexte de « l’art avec un grand A » qui est celui des avant-gardes de l’époque. Une des sources de notre travail se trouve là. Mais ces auteurs n’ont pas énormément bâti, ils ont surtout enseigné et produit des projets de papier.
C’est la génération suivante qui a ramassé la mise et touché le grand public international, les Koolhaas, Herzog [&] De Meuron, Hadid. Zaha Hadid s’est d’abord consacrée pendant vingt ans à une forme de virtuosité, presque exclusivement picturale, avant d’accéder aux grandes commandes. Une démarche comme la sienne est assez proche au fond de celle des musiciens qui nécessitent de longues années de formation pour atteindre à une parfaite maîtrise de leur art. On peut comparer ces « starchitectes » aux grands dirigeants d’orchestre, et leurs agences à des orchestres symphoniques. Chez Polaris Architects, nous jouons plutôt dans la catégorie « musique de chambre » (sourire)…
Il y a un oubli des stéréotypes de l’architecture, de son organisation hiérarchique. Ce que font ces architectes devient plus lisible pour les gens : cela a un rapport au lieu, un rapport au matériau qui est différent, à la fonction abritée imagée. J’avais été envoyée à Bâle en 1991 faire un reportage sur la production la plus récente de Herzog [&] Demeuron. Je me souviens que j’avais été éberluée parce que contrairement à d’autres agences qui t’accompagnent sur le terrain, qui croient devoir tout t’expliquer, eux, ils m’avaient envoyée faire ma tournée seule. Pour voir ce que j’allais y voir. J’avais qualifié ce que j’avais vu de « projets lettristes » et le titre général de mon article était « L’invisible du visible ». Ils étaient mûrs à l’époque pour la conquête de l’Amérique. Leur architecture avait une lisibilité suffisamment conceptuelle donc « globale « pour qu’ils remportent la mise comme tu dis.
On jugeait autrefois les artistes en fonction de leurs disciplines respectives, on les classait sur des échelles, des hiérarchies de valeur qui étaient l’objet de débats philosophiques. L’architecture, la sculpture, la musique, quelle était la forme d’art la plus noble ? Pour revenir à Le Corbusier, je crois qu’il n’a jamais pu s’empêcher de penser, en homme du XIXe siècle, que la peinture est une forme artistique plus élevée que l’architecture, et qu’il en a conçu une certaine frustration. Pour moi ça ne fonctionne plus comme ça aujourd’hui.
L’architecture fait partie d’un vaste champ horizontal qui s’appelle l’art contemporain, et cela ouvre d’immenses possibilités conceptuelles. Marcel Broodthaers en parle dès les années soixante-dix. Il se nomme « conservateur » d’un Musée d’art moderne qu’il a lui-même créé. Il propose des environnements, il développe la relation contradictoire entre le langage et l’image (initiée avant lui par Magritte). Il évoque aussi la marchandisation de l’objet d’art, de façon plus ironique ou cynique que vraiment critique. Cela fait de lui un visionnaire et cet aspect est important pour nous aujourd’hui. Ce qui distingue notre génération de celle des premiers architectes conceptuels, c’est le réalisme. Nous ne prônons pas l’art pour l’art, et nous ne cherchons pas une quelconque autonomie par rapport à la commande.
En quoi cette vision-là du métier est-elle intéressante selon toi pour le client ?
Qu’on le veuille ou non, le mythe de l’autonomie réapparaît quand on parle de l’architecture en tant qu’art. Mais l’architecture, comme tout art, est issue d’un programme, d’une commande, d’une attente. Quelle est au fond notre compétence spécifique, notre « plus-value » en tant qu’artistes ? C’est la capacité d’anticiper les transformations d’un site ou d’une situation grâce à notre maîtrise instrumentale. Nous formalisons des transformations potentielles pour nos clients, nous les faisons entrer dans un monde imaginaire et à travers nos yeux, ils réalisent comment cet imaginaire sera transposé dans le réel. L’artiste/architecte est une machine de perception pour son commanditaire. Mais plus encore, il a la capacité d’aider le spectateur/client à changer de point de vue sur son propre territoire. Et cela donne aux maîtres d’ouvrage un pouvoir accru sur leur projet. Nous ne contestons pas être les instruments du pouvoir que le propriétaire a sur son projet.
Ou le désir…
Le désir ou le pouvoir… Belle question, à ne pas négliger sous peine de manquer le meilleur de la dynamique des villes. Un « maître d’ouvrage », c’est littéralement quelqu’un qui dispose d’un pouvoir sur un territoire. Mais ce territoire est aussi l’objet de désirs portés par une multitude de parties prenantes. Bien sûr les architectes sont au service des propriétaires, mais il arrive (quoique beaucoup plus rarement), qu’ils se situent au côté d’autres acteurs urbains, cela s’appelle éventuellement de l’activisme. Chez Polaris Architects, nous passons volontairement d’un côté à l’autre, car le désir et le pouvoir sont les deux facettes de tout projet et cette dialectique est à l’origine de toute innovation architecturale ou urbaine digne de ce nom. Nous sommes lecteurs de faits divers, d’essais sociologiques et de romans réalistes. Nous aimons trouver sur le site des récits sociaux intéressants, car tout part de là. Dans le meilleur des cas, un texte, je veux dire le programme, est écrit quand nous arrivons. Ce n’est pas toujours le cas, malheureusement, et si nécessaire nous pouvons contribuer par l’écriture à la narration d’un espace public ou d’un bâtiment.
Je crois que là, il y a une belle évolution au Luxembourg, sauf peut-être l’espace public qui en tant qu’espace social n’existe pas encore beaucoup...
Oui. L’analogie avec l’opéra montre bien la complexité des rôles qui sont en jeu. Il y a celui qui écrit le livret, celui qui compose la partition, celui qui met en scène le livret et ceux qui interprètent. Je nous considère a priori comme des interprètes, des instrumentistes, devenant progressivement des compositeurs et des chefs d’orchestre.
Je te propose une autre interprétation architecturale partant du livret d’opéra. Il reste toujours le même. C’est l’interprétation, en tant que visualisation qui change selon les époques. Si tu prends un opéra de Mozart, sa musique reste la même, le livret de Da Ponte aussi mais aujourd’hui, quelqu’un peut projeter l’action de l’opéra dans un autre temps que celui où la pièce a été écrite. Et cela s’exprime dans la mise en scène avec des effets sociologiques, politiques, culturels différents. Ma question est : quand cela devient-il possible ? Quand peut-on se permettre d’avoir recours à d’autres codes que ceux qui sont définis de manière académique ? Quelle est votre actualité de la lecture architecturale ? Si l’architecte est de son temps, il va donner à voir les choses d’une certaine manière.
L’analogie mozartienne évoque pour moi la question de l’interprétation des sites et monuments, le débat sur les possibilités de redonner vie à un héritage culturel. Les projets dans le patrimoine bâti ont un potentiel émotionnel immense, qui peut effrayer les commanditaires à défaut d’outils de conception appropriés. Toute la palette des compétences culturelles de l’architecte doit être mobilisée pour interpréter de tels « livrets ». Pour cette raison, j’aime travailler sur des sites historiques. Mais nous ne pouvons pas toujours nous appuyer sur un chef d’œuvre du passé. Il faut parfois admettre que la production d’une œuvre pleinement contemporaine suppose la création d’un livret original.
Ceci dit, l’écrasante majorité des projets de construction est plombée au départ par le conformisme et la banalisation. On a l’impression que les règlements sont les seuls textes auxquels beaucoup de bâtiments se référent, et encore à contre-cœur. Il s’agit de construire au sens étroit du terme, d’appliquer à la lettre des prescriptions ou des manières de faire coutumières. Lorsque la volonté, le désir ou le besoin de repenser, de modifier socialement quelque chose à travers le projet d’architecture sont absents, nous pouvons difficilement déployer les instruments que nous avons mis tant de temps à maîtriser. Nous recherchons donc des situations plus complexes, plus urbaines, de mutations d’usages, de nouveaux publics où une approche plus variée peut être mise en œuvre, un véritable travail d’interprétation. Nous refusons d’adopter une posture théorique, académique, à distance. Nous sommes plongés dans le quotidien, dans le réel.
Un mot sur vos projets. Le Skip à Esch-Belval est un signe, le projet du Kyosk au Kirchberg est abstrait…
Ce sont des projets qui parlent, les gens voient que ça raconte quelque chose. Et si ça parle, c’est bien que ça veut dire quelque chose. Quelle que soit la taille de l’objet d’ailleurs, ça parle de territorialité. Mais ça ne parle effectivement plus de la façon dont l’entendait la génération précédente, celle de nos enseignants. Dans les années quatre-vingt, il était question d’archétypes, de modèles, de conformité ou d’écart par rapport à des stéréotypes. Or le domaine de ce qui fait parler l’architecture est très vaste, il intègre la signalétique, tout ce qui relève de l’éphémère, du passager, du mobile, de l’information.
En tant que personnes, nous communiquons sur plusieurs niveaux de langage, c’est la même chose en architecture. Et là encore, le lien avec l’art contemporain est fondamental, parce que l’art contemporain est un bain permanent de manipulations, de jeux sur les médias, sur le sens et l’obsolescence des médias. En baignant dans cette culture visuelle, littéraire, conceptuelle, l’architecture se fait autrement. Je pense qu’on ne peut plus faire de l’architecture autrement que comme quelque chose qui s’adresse directement à son public.